La polémique bat son plein entre économistes. L’enjeu est le rôle de la dette publique et plus généralement de la politique budgétaire dans la régulation conjoncturelle.
Le point de départ est un article publié, en 2010 par deux économistes américains Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, qui suggère que lorsque la dette publique dépasse 90% du PIB elle pénalise fortement la croissance. Avant d’atteindre ce seuil l’impact est nul mais une fois passé celui-ci l’impact est redoutable. Dans cette publication initiale le chiffre évoqué est de -0.1%.
Trop de dette publique tue la croissance.
Cette règle a très vite pris de l’importance pour au moins deux raisons
- La première est qu’il n’existe pas de modèle théorique liant de façon rigoureuse le niveau de la dette publique et la croissance. De nombreux travaux ont été faits sur cette question mais sans succès mettant en avant une causalité entre dette et croissance. D’un seul coup cette publication remplissait un vide. On disposait d’une règle dont la clé était ce seuil de 90%. Les auteurs suggéraient que la causalité allait de la dette vers la croissance: une dette excessive pénalisait la croissance.
- La deuxième raison reflète des enjeux plus théoriques entre écoles de pensée théorique. Dans l’approche keynésienne l’Etat peut avoir un rôle dans la régulation conjoncturelle. Mettre une limite au montant acceptable de la dette publique c’est réduire l’impact et la valeur de cette approche. Cela peut même créer de la suspicion quant à la valeur même de celle-ci.
La combinaison de ces deux éléments militait spontanément pour une implication plutôt modeste de l’Etat dans la dynamique de régulation conjoncturelle. Cela peut alors être un support des politiques d’austérité. Cela a été évoqué de part et d’autre de l’Atlantique.
Cette thématique visant à réduire l’importance de l’Etat dans la régulation conjoncturelle n’est pas nouvelle. En 1974 Robert Barro dans un article très célèbre montrait déjà que la politique budgétaire était inefficace et que le mieux était de ne pas intervenir. Son argumentation a été battue en brèche mais reste évoqué (c’est l’approche dite Ricardienne).
Ce joli raisonnement et la mise en avant de ce seuil de 90% provoquaient l’interrogation de nombreux économistes. Des doutes sont vite apparus sur l’échantillon utilisé par les auteurs. Et puis il n’y avait pas de modèle théorique mettant en avant une causalité entre la dette et la croissance.
La polémique récente résulte de la publication d’un document de travail de 3 chercheurs de l’Université du Massachussetts ( Thomas Herndon, Michael Ash et Robert Pollin – Le texte est là). En reprenant l’échantillon de Reinhart et Rogoff (qui consiste en 20 pays avancés et de 1946 jusqu’en 2009) ils s’aperçoivent d’une erreur de calcul (une moyenne sur une feuille Excel oubliant certaines données, cela peut arriver) mais s’interrogent aussi sur la méthodologie utilisée dans les calculs de chiffre moyen. En corrigeant ces éléments, la croissance moyenne quand la dette publique dépasse 90% n’est plus de -0.1% mais de 2.2%. Ce n’est plus tout à fait la même chose. Le seuil de 90% n’apparait plus franchement pertinent. Son caractère discriminant disparait.
En outre il fait aussi disparaitre la causalité mise en avant qui faisait de l’excès de dette publique (au dessus de 90%) un frein à la croissance. Cette causalité peut être inverse et une croissance trop lente être à l’origine d’une dette publique qui augmente trop vite.
La relation entre le niveau de la dette et la croissance n’étant plus établie, la réflexion sur la politique budgétaire change radicalement de nature. Le niveau de la dette publique n’est plus un épouvantail qui peut être agité pour inciter à mettre en place des politiques de stabilisation budgétaire pour retrouver de la croissance.
Dans les discussions parfois vives entre économistes la question est généralement celle du mode d’ajustement. Soit si on est keynésien celui-ci passe par la demande pour soutenir la production et permettre une distribution de revenus ce qui a in fine un caractère vertueux. C’est plutôt ce qui a été fait aux Etats-Unis jusqu’à présent. Soit si l’on ne croit pas au soutien de la demande on laisse les marchés s’ajuster par les prix. Cela peut se traduire par des baisses de prix importantes. C’est le mécanisme de dévaluation interne mis en place au sein de la zone Euro pour rééquilibrer la compétitivité entre eux en passant par des ajustements sur les salaires puisqu’il ne peut y avoir de dévaluation de la monnaie.
Si le seuil de 90% n’a plus le caractère particulier qui lui était prêté, alors il faut à nouveau se pencher sur le fondement de la politique budgétaire et peut être alors s’intéresser davantage à la croissance et à l’emploi, suggérant que ce n’est pas dans la contraction des prix et des dettes que l’on retrouvera une dynamique d’expansion. C’est pour cela pour ce changement d’optique que ce résultat est important.