L’industrie est généralement perçue comme étant un secteur pourvoyeur d’emplois en grand nombre. C’est souvent, au moins implicitement, une raison de mettre en avant la nécessité d’une politique industrielle. Cela ne fonctionne plus comme cela. L’activité manufacturière se développe en créant très peu d’emplois. Les nouvelles technologies se sont emparées du système productif et ont accentué des tendances déjà perceptibles depuis de nombreuses années.
L’exemple américain illustre bien ce phénomène. Le rebond de l’activité industrielle a été significatif sans être pour autant générateur d’emplois. C’est cette dynamique qu’il faut appréhender désormais lorsque l’on évoque le secteur manufacturier et l’Europe n’y échappera pas.
Le graphique ci-dessous reflète ce changement. De manière récente, depuis le point bas du 2ème trimestre 2009 la production manufacturière américaine a augmenté de 20% alors que sur la même période l’emploi n’a progressé que d’à peine 1%. Même en partant du point bas de l’emploi observé avec retard par rapport à la production (T1 2010) la hausse de l’emploi n’est que de 4%.
On voit aussi au regard du niveau de l’indice de production manufacturière qu’il ne s’agit pas spontanément d’une question liée à la désindustrialisation. La baisse de l’emploi traduit un changement profond dans le processus productif.
La reprise manufacturière s’est opérée sans véritable création d’emplois. Cela traduit la mise en place de lieux de production où la technologie a changé les modes de fonctionnement.
L’emploi qui y est associé n’a plus la même nature que par le passé. De nombreuses tâches étant automatisées et contrôlées par des machines, le nombre d’emplois nécessaires à la production a chuté de façon spectaculaire. Ce point a été développé notamment dans un livre récent et passionnant d’Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson (“Race against the Machine” voir ici ) et plus récemment dans un post d’Andrew Mc Afee (voir ici). La technologie change de façon durable le processus de production et les innovations à venir vont encore accentuer ce phénomène (voir le papier de Joel Mokyr ici). Voir ici pour une approche plus critique.
Le challenge qu’est en train de relever l’économie américaine est de mettre en oeuvre ces processus afin de dégager des gains de productivité supplémentaires.
C’est cette problématique qu’il faudra aussi relever en Europe et en France. L’industrie ne sera plus créatrice d’emplois sur une grande échelle. L’important sera de créer les conditions pour que des emplois dans d’autres secteurs puissent bénéficier des avancées du secteur manufacturier pour se développer.
L’enjeu majeur est là. Le secteur manufacturier engendre des gains de productivité qu’il faut redistribuer dans le reste de l’économie.
Cela appelle deux remarques:
1 – La nécessité de relayer dans les services les avancées résultant de ces gains de productivité. Cela commence à s’observer avec l’utilisation de nouvelles technologies pour créer une activité nouvelle. Cette situation engendre des réticences de la part des secteurs qui sont bousculés par des rapports de force nouveaux. La situation concurrentielle nouvelle permise par l’utilisation des nouvelles technologies remet en cause ce qui fonctionnait jusqu’à présent. Les règles du jeu changent créant des transitions difficiles, parfois perçues comme impossibles.
Les réformes structurelles dont on parle si souvent sont au coeur de cette rupture tout en facilitant ces transitions. Les avancées technologiques modifient en profondeur la frontière des activités existantes. Les réformes structurelles doivent permettre de bousculer les situations antérieures afin de faciliter l’apparition de nouvelles activités.
Il faut renouveler sans cesse la dynamique de l’activité productive afin d’engendrer de nouveaux revenus et de nouveaux emplois dans la durée. Ce processus n’est pas, à terme, destructeur d’emplois mais provoque des emplois ailleurs. C’est cette réallocation des ressources qu’il faut faciliter à travers les réformes structurelles. (On relira avec plaisir le livre d’Alfred Sauvy “La Machine et le Chômage” qui montre que dans l’histoire les nouvelles technologies créent de l’emploi mais dans de nouveaux secteurs et que le solde in fine est positif pour l’emploi).
L’enjeu est majeur mais il faut changer les règles du jeu et permettre l’arrivée de nouveaux joueurs et l’émergence de nouveaux secteurs.
Au-delà des questions liées à la sortie de crise, les réformes structurelles doivent fluidifier l’allocation des ressources et permettre d’adapter les économies d’Europe et de France en particulier à la dynamique de demain.
2 – Cela pose aussi une question sur la distribution de ces gains de productivité. Par le passé lorsque l’usine engendrait ce type de gains, ils étaient distribués entre le capital (le propriétaire de l’usine) et les salariés de celle-ci. Les salariés étaient solvabilisés par ces revenus devenant ensuite consommateurs (fordisme). Ce n’est plus ce qui est observé aujourd’hui puisque l’emploi ne se crée plus principalement dans les usines. En revanche les gains de productivité résultant de l’utilisation de nouvelles technologies vont engendrer des revenus importants dont la distribution devra être analysée.
Est-ce que ces revenus auront tendance à alimenter les profits des entreprises et à se concentrer vers les personnes bénéficiant déjà des revenus les plus élevés comme c’est le cas aux Etats-Unis ? (voir ici l’analyse d’Emmanuel Saez mise à jour le 3 septembre 2013 avec les chiffres de 2012). Où doit on privilégier une redistribution plus équitable de ces gains et sous quelle forme?
Il y a ici un enjeu d’équité au sein des sociétés occidentales.
Le monde change très vite et les structures de production encore plus rapidement.
La mise en oeuvre de nouvelles technologies à grande échelle sur les outils de production va, après les Etats-Unis, s’appliquer à la zone Euro et à l’Europe. Il faut repenser la dynamique industrielle afin de favoriser une contagion de ces nouvelles technologies et de ces nouveaux produits vers le reste de l’économie. C’est cela l’objet de la politique industrielle.
L’Europe n’échappera pas à cette rupture sauf à accepter de décliner. Il faut donc créer les conditions de mise en oeuvre de ce nouvel environnement, provoquer une dynamique plus forte, faciliter la fluidité des processus productifs et finalement recréer l’envie de se projeter en Europe. L’enjeu de la production industrielle est là, pas de regarder le passé avec nostalgie.
Le document en version pdf est disponible ici 2_Remarques_Politique_Industrielle_Emploi_NAM_PW_10-09-13