Ecrit avec Zouhoure Bousbih
Depuis le milieu du mois d’avril et la perception par les investisseurs que la Fed agirait de façon plus forte et plus rapide qu’anticipé, le dollar se raffermit posant ainsi de nombreuses difficultés aux pays émergents.
La hausse du billet vert s’observe face à toutes les monnaies change la donne pour les pays émergents pour au moins trois raisons: l’anticipation d’une hausse rapide des taux de la Fed se traduit généralement par des sorties de capitaux des émergents, ce que l’on constate actuellement. C’est aussi une source d’affaiblissement des perspectives conjoncturelles via le manque de liquidités et la hausse des taux d’intérêt qui en résulte. Ces facteurs poussent encore davantage la monnaie à la baisse, renchérissant le poids du remboursement de l’endettement en dollar. (pour voir la dégradation lire mes posts ici et ici).
Cette situation est particulièrement préoccupante lorsque le compte courant (compte qui cristallise les relations avec l’extérieur) est déficitaire car la contrepartie est un endettement extérieur fort et une situation qui va se dégrader encore plus rapidement qu’ailleurs. Se pose en effet la question du financement du compte courant alors que le pays constate des sorties de capitaux. Le pays est généralement amené à relever ses taux d’intérêt de façon importante emportant ainsi la conjoncture dans une spirale négative ce qui in fine ne permet pas de résoudre la crise.
Cette situation a été observée récemment en Argentine, en Turquie, en Indonésie, en Afrique du sud et chez quelques autres encore. C’est une situation assez habituelle mais qui est très coûteuse pour les pays qui subissent l’ajustement.
Il m’a semblé intéressant aujourd’hui de caractériser les mécanismes de la crise en regardant la situation de la Turquie. Ce pays subit très violemment les ajustements évoqués et sa situation est d’autant plus complexe qu’il est à la veille d’élections présidentielles anticipées le 24 juin.
La crise turque
La Livre turque est la devise émergente, après le peso argentin, qui a été touchée de plein fouet par le « sell-off » sur les marchés émergents amorcé dès la mi-avril suite au renforcement du dollar.
Depuis le début de l’année, la livre turque s’est dépréciée de -19% par rapport au billet vert.
Hier, le 23 mai, la banque centrale turque par un geste désespéré a relevé de + 300pb ses taux d’intérêt de référence afin de freiner la chute de sa devise qui avait atteint un nouveau record de faiblesse historique contre le billet vert. Cela a permis de stabiliser la monnaie turque. De 4.90 au plus bas elle se traite actuellement à 4.76 après un plus haut à 4.54 dans la nuit après le geste de la banque centrale. C’est juste une stabilisation et pas un retournement.
Pourquoi la Turquie est plus impactée que les autres marchés émergents dans ce « sell-off »?
La Turquie a une grande vulnérabilité externe et interne.
Un déficit courant importantà plus de 5% du PIB, qui reflète de forts besoins de financement externe du pays. La livre turque est donc sensible à toute hausse de l’aversion au risque qui engendrerait de soudaines et importantes sorties de capitaux, menaçant la stabilité macroéconomique et financière du pays.
Le déficit courant important est lié notamment à la forte dépendance énergétique de la Turquie qui est importateur net de pétrole. La hausse des cours du brut augmente le prix des importations en pétrole creusant ainsi davantage le déficit courant.
L’économie turque est aussi caractérisée par un faible taux d’épargne ce qui fait que l’économie turque croit rapidement et doit être financé par les capitaux étrangers. Le problème pour la Turquie est que ces capitaux étrangers sont de court terme et spéculatifs. Pour les garder, la banque centrale turque n’a pas d’autres choix que de maintenir des taux d’intérêt élevés.
Un déficit budgétaire élevé. Celui-ci a été creusé par la hausse des dépenses publiques par le gouvernement d’Erdogan en vue de remporter les élections présidentielles et législatives de juin prochain.
L’endettement est élevé, notamment celui des entreprises non financières qui atteint 63% du PIB. La croissance turque a été tirée par la croissance du crédit, et les entreprises se sont fortement endettées notamment en devises étrangères (40% du PIB) ce qui rend les rend vulnérables à l’évolution du taux de change de la devise turque contre dollar notamment.
L’inflation est élevée (10.9%) et persistante. Cela s’explique par des politiques budgétaires expansionnistes ainsi que par l’effet de contagion de la forte dépréciation de la livre turque lors des épisodes précédents de hausse de volatilité sur les marchés financiers qui a conduit à la hausse des prix domestiques.
Un cercle vicieux semble être mis en place: dépréciation de la livre qui entraine la hausse des anticipations et de l’inflation.
Pourquoi la banque centrale est elle toujours “derrière la courbe” et pourquoi n’arrive-t-elle pas à lutter contre l’inflation ?
La banque centrale turque est sous influence d’Erdogan qui veut garder les taux d’intérêt bas afin de soutenir l’activité et remporter les élections. Et ce en dépit de l’inflation qui reste élevée et persistante bien au-delà de la cible des 5% de la banque centrale.
Pourquoi les hausses de taux ne suffisent pas à freiner la chute de la livre turque?Hier, la banque centrale turque par un geste désespéré a relevé de + 300pb son taux d’intérêt de référence à 16.5% afin de freiner la chute de sa devise qui a atteint un nouveau record de faiblesse historique contre le billet vert. Cela a juste stabilisé la livre. La banque centrale turque apparaît avoir perdu sa crédibilité auprès des investisseurs internationaux car tous ont le sentiment que c’est Erdogan qui fixe les règles monétaires en fonction de ses propres contraintes politique set non pas en fonction des déséquilibres macroéconomiques. C’est très problématique pour la suite car la politique monétaire était la seule marge de manœuvre disponible.
Les hausses de taux seules ne suffisent pas à résoudre les déséquilibres macroéconomiques du pays. L’économie turque doit réduire ses déséquilibres macroéconomiques en mettant en place les réformes structurelles nécessaires.
Quelle issue pour l’économie turque ?
Les réformes structurelles doivent être mises en place pour avoir une croissance plus soutenable à moyen-long terme.
Cela aura un coût politique mais est nécessaire. Les réformes doivent porter notamment sur l’augmentation de la compétitivité, la hausse du taux d’épargne, ainsi que l’augmentation des investissements dans l’éducation et la technologie pour augmenter les exportations de biens à plus grande valeur ajoutée. Cela rendra la livre turque moins vulnérable aux flux de capitaux étrangers.
L’endettement en devises étrangères, doit également être réduit, notamment celui des entreprises non financières qui est proche des 40% du PIB. La combinaison hausse des taux d’intérêt américain et renforcement du dollar est donc particulièrement dangereuse pour la stabilité financière du pays. Un dollar plus fort augmente le service de la dette libellée en USD pouvant exercer des pressions sur la capacité de remboursement des entreprises menaçant le système bancaire et financier.
A ne rien faire, le risque est de poursuivre la fuite en avant via l’endettement. Mais cela semble difficile aujourd’hui. En d’autres termes, sans réformes, l’économie turque va connaître des difficultés pendant longtemps.
Est-ce que la chute de la livre pourrait influencer le résultat des élections de juin ?
Probablement. Le président Erdogan avait annoncé le 18 avril dernier, des élections anticipées présidentielle et législative pour le 24 juin prochain, soit 1.5 ans avant la date initialement prévue du 3 novembre 2019. Pourquoi ? En 2015, Erdogan a eu une première alerte lorsqu’il a perdu sa majorité au parlement. Il décide donc d’organiser des élections au moment où il sait qu’il va les gagner. Sur la Syrie il a gardé un certain équilibre avec ses alliés, en interne il a maîtrisé l’opposition. Sur le plan conjoncturel, la croissance reste robuste et il faut faire les élections avant que la situation interne se détériore, c’est-à-dire avant l’été. La chute de la livre turque devrait rendre plus compliqué sa réélection et la constitution d’un gouvernement.