La menace de Donald Trump sur le commerce mondial est une tentative désespérée pour les États-Unis de maintenir leur leadership sur l’économie mondiale. Depuis une vingtaine d’années, l’évolution la plus remarquable est celle de la Chine avec sa croissance spectaculaire et son poids de plus en plus imposant dans l’économie mondiale.
Les Chinois ont été les grands bénéficiaires de la globalisation. Ils ont vu leurs revenus augmenter de façon impressionnante au détriment des classes moyennes et inférieures des pays développés. C’est ce que montre le fameux graphe de l’éléphant de Branko Milanovic. C’est d’ailleurs une figure qui éclaire les évolutions politiques récentes dans les pays occidentaux. La classe moyenne est partout dans une situation plus fragile qu’il y a une dizaine ou une vingtaine d’années avec d’importantes conséquences dans leur vote politique.
La dynamique industrielle, celle qui permet d’accroître très vite les revenus, est l’apanage désormais de l’Asie et de la Chine en particulier. Depuis 10 ans, la production industrielle de chacune des 3 grandes zones qui avaient porté la croissance du monde depuis la Seconde Guerre mondiale (USA, Japon, Europe) a stagné, alors que celle de l’Asie hors Japon a doublé. Par le plan « Made in China 2025 » la Chine souhaite encore davantage accentuer ce basculement.
Cette différence dans la dynamique industrielle, désormais plus favorable à l’Asie, est au cœur des mesures prises par Trump vis-à-vis de la Chine. La production ne se développe plus dans les pays occidentaux, mais en Asie, donnant un support à une dynamique de rattrapage et de réduction du leadership des pays développés. Les USA voient s’étioler leur leadership. C’est aussi un défi de grande ampleur pour l’Europe, même si celle-ci n’a pas adopté une politique aussi brutale que celle de la Maison Blanche. En outre, le renouveau industriel des pays développés, souvent évoqué par le terme « Industrie 4.0 », n’apparaît pour l’instant que comme traduisant une substitution à la production existante et non une hausse du volume de production. C’est une étape qui, pour l’instant, n’est pas suffisante pour anticiper une inversion de tendance au mouvement évoqué plus haut de localisation de la production dans les pays asiatiques.
LA NÉCESSITÉ D’UN ÉCLAIRAGE HISTORIQUE
Lors de la première globalisation, à la fin du 19e siècle, et jusqu’en 1914, il y avait des échanges de biens et de capitaux, mais pas franchement de localisation nouvelle de la production. Lorsque cette phase de développement s’achève avec la 1re Guerre mondiale, la dépendance d’un pays au reste du monde était limitée principalement aux pays des colonies. Aujourd’hui, une grande partie des besoins des pays industrialisés provient des pays émergents, et notamment d’Asie et de Chine. C’est en cela que la situation est nouvelle et qu’une forme de déglobalisation similaire à celle de 1914 ne paraît pas possible, en tout cas pas de la même façon.
Il y a donc un certain déterminisme dans les évolutions que l’on observe sauf à accepter des bouleversements de grande ampleur qui seraient destructeurs pour tous.
L’Europe et l’Asie au début du 19e siècle
L’Histoire du monde est celle d’un développement parallèle en Asie et en Europe. La Chine a été très puissante sous la dynastie Qing et l’Europe était la puissance occidentale. Jusqu’au début du 19e siècle, chacune de ces deux zones a connu des développements importants. Puis l’Europe a connu une période faste avec la révolution industrielle au Royaume-Uni et sa contagion au reste de l’Europe. La Chine n’a pas connu cette accélération de son histoire. En conséquence, depuis le 19e siècle, l’Europe a disposé d’un avantage comparatif qui s’est ensuite étendu aux USA.
Les caractéristiques de l’Europe
Cette période en Europe, depuis le Moyen Age, a été longuement étudiée par Fernand Braudel. Elle est très instructive pour éclairer le passé, mais aussi pour poser des jalons sur ce qui va se passer.
Le concept d’économie-monde que développe Braudel permet d’inscrire les différentes étapes du développement en Europe sur une échelle de temps et d’y associer les conséquences communes à chacune de ses époques.
L’histoire de l’Europe est marquée par des développements par étapes géographiques bien marquées. De l’Italie du nord au 12e siècle à Londres au 18e siècle, le centre de la croissance européenne s’est déplacé. De l’Italie, l’économie européenne a progressivement glissé vers le nord, notamment au 13e siècle avec les foires de Champagne, avant de converger vers la Flandre et Amsterdam.
La caractéristique de ces périodes durant lesquelles une région dominait l’Europe est que cette région était leader en termes d’innovations, maîtrisait le commerce et était aussi une région qui dominait financièrement, créant ainsi une hégémonie pour une période longue.
On notera encore que la dernière étape de ces développements a été la migration vers les États-Unis dans la première partie du 20e siècle. Les innovations américaines, de la machine à laver à l’ordinateur, se sont répandues sur le monde pendant toute la période d’après-guerre, alors que, dans le même temps, la domination du dollar était sans partage.
La divergence de la Chine
L’Asie a connu une phase de croissance robuste jusqu’en 1820, avant que ne s’observe une divergence entre sa trajectoire et celle de l’Europe, et notamment celle de la Grande-Bretagne. L’Asie, et la Chine en particulier, a connu depuis le début du 19e siècle une période de retrait relatif de son activité. La Chine n’a pas pris – n’a pas pu prendre – le virage de la révolution industrielle qui a assis la puissance européenne. La dynastie Qing a été progressivement affaiblie par cette situation, jusqu’à la nécessité de quitter le pouvoir en 1912, avec l’abdication du dernier empereur, Puyi, qui quitte la Cité Interdite sous la pression d’un peuple mécontent de sa situation, notamment sur le plan économique.
Les raisons de la divergence
De nombreux travaux ont discuté de cette divergence. Les travaux les plus convaincants portent sur la capacité qu’a pu avoir l’économie britannique à accumuler du capital, contrairement à ce qui a pu être constaté en Chine. L’allure de la fonction de production au Royaume-Uni était fortement conditionnée par l’accumulation du capital productif, alors que celle des Chinois était davantage dépendante du travail. Dans un cas, la hausse de la production passait par l’accumulation d’un capital plus productif, alors que dans l’autre elle passait par l’ajout d’employés.
Cette divergence entre productivité intensive en Europe et productivité extensive en Chine est au coeur du processus de croissance du Vieux Continent. L’Europe a eu rendez-vous avec Schumpeter et la destruction créatrice, alors que la Chine est restée avec Adam Smith et l’importance de l’étendue du marché.
LES HABIT NEUFS DE LA CHINE
Depuis la rupture politique avec l’arrivée de Deng Xiaoping, la Chine connaît un nouvel essor. L’accumulation du capital est devenue progressivement un facteur clé du développement de l’Empire du Milieu. Les réformes mises en oeuvre par Deng Xiaoping se sont traduites par une dynamique robuste centrée sur l’investissement productif et les exportations. Ce processus connaît une accélération majeure avec l’accession de la Chine à l’OMC en décembre 2001. Dès lors, la Chine accumule du capital pour rattraper une partie du retard pris avec les années. On l’observe encore récemment avec la relance de 2009 lorsque le crédit aux entreprises est privilégié pour favoriser l’investissement. Cela avait conduit à la fois à la création d’importantes surcapacités dans l’industrie, mais aussi à un endettement excessif des entreprises. La gestion de ces excès est au coeur de la politique monétaire chinoise actuelle.
L’approche de la conjoncture en Chine est désormais, depuis 2011, davantage centrée sur le marché intérieur. L’investissement reste un élément clé de la croissance chinoise, car l’accumulation du capital est essentielle dans le processus de croissance, mais l’accent mis sur le développement du marché intérieur évite les excès du passé.
La composante travail dans la fonction de production de la Chine est toujours essentielle, mais plutôt que de tabler exclusivement sur la taille de la population active, on observe depuis de nombreuses années une amélioration du capital humain. Cela traduit une volonté de développer la formation et la capacité à innover de cette économie. De smithienne, l’économie chinoise tend vers une caractéristique plus schumpétérienne. C’est cette révolution qui façonne l’économie mondiale.
UN MONDE NOUVEAU
Les économies occidentale et d’Asie ont eu longtemps des développements parallèles avec, à partir du 19e siècle, un avantage comparatif pour l’Europe avec la révolution industrielle. Cette avance aura duré près de 2 siècles, mais ce paradigme vacille.
Ces deux mondes qui avançaient selon des dynamiques parallèles, comme nous les avons décrites, sont en train de s’unifier. La Chine prend le leadership avec une capacité à innover et à croître qui change les règles de l’économie mondiale. C’est cette rupture majeure à laquelle nous assistons.
Elle aura de nombreuses conséquences.
La première, que nous voyons déjà à l’oeuvre, est la capacité de la Chine à s’imposer comme le contributeur majeur à la croissance mondiale. La taille de l’économie chinoise et son taux de croissance toujours élevé vont prolonger ce phénomène. Cela donne à la Chine la capacité de peser sur toutes les régions du monde. Cela restera vrai, même lorsque la croissance chinoise, davantage conditionnée par les services que par l’industrie, aura un taux de croissance plus faible à un horizon de 5 -10 ans.
On notera que l’incidence économique directe avait commencé au milieu de la première décennie des années 2000, lorsque Richard Freeman prédisait l’impact sur les salaires de la concurrence de l’entrée de la Chine dans le monde en augmentant la taille de l’offre de travail de façon incomparable dans le temps.
La deuxième est que cette dynamique de croissance va s’accentuer avec le programme « Made in China 2025 » qui veut accroître la suprématie de la Chine dans l’industrie et dans les innovations de rupture qui seront nécessaires à sa réalisation.
La troisième est la mise en oeuvre du programme « Belt and Road Initiative » dont l’objectif est de créer des liens forts entre la Chine et ses partenaires commerciaux, mais avec les Chinois comme maîtres du jeu.
La quatrième conséquence est l’implication du rééquilibrage de la croissance chinoise. Cela va encore davantage favoriser le développement du secteur financier chinois, car les institutions sociales et d’épargne créeront une dimension nouvelle. Cela provoquera une dynamique financière nouvelle donnant à la Chine un poids encore plus important. La question à se poser est alors de savoir si, compte tenu de sa puissance, la Chine respectera les mêmes règles que celles mises en place par les pays occidentaux.
La cinquième conséquence est la nécessité qu’aura le système bancaire chinois de partager son risque. La Chine va forcément devenir un acteur majeur à l’échelle internationale.
Dès lors, et c’est la sixième conséquence, le renminbi pourrait à terme devenir la monnaie de référence comme support de la première économie au monde et d’un système financier et bancaire très vaste et très puissant. La concurrence avec le dollar va être terrible.
Dernière conséquence : ce nouvel équilibre va provoquer une puissance politique considérable pour la Chine entrant forcément en confrontation avec les États-Unis.
Des risques de tensions
Cette situation ne peut laisser les autres membres de la communauté internationale indifférents. L’équilibre politique, économique et financier va, dans la durée, être profondément remis en cause et les États-Unis sont au premier rang de ceux dont la position sera affectée. On peut d’ailleurs penser que les mesures prises par la Maison Blanche, notamment sur le commerce international, traduisent une inquiétude face à ce bouleversement. Elles peuvent être interprétées comme une réaction à un environnement qui échappe désormais aux Américains. L’équilibre du monde a basculé sur le Pacifique et, au regard des éléments que nous avons développés, il semble se diriger vers la Chine.
On peut faire deux remarques.
La première qui est que, comme à chaque étape de l’économie-monde, le passage d’une zone à une autre est toujours conflictuel. Cela veut dire que durant la période de transition, les tensions vont être fortes, avec à la clé une recomposition supplémentaire de l’économie mondiale. De ce point de vue, la globalisation changera de forme, mais ne peut être inversée pour des raisons liées à la dépendance des pays occidentaux aux produits manufacturés électroniques fabriqués en Asie et en Chine.
Associées à cette remarque, on doit observer aussi que les tensions se constatent aussi en interne, avec le choix de politiques internationales non coopératives donnant ainsi un mandat plus nationaliste (i.e. défendant les intérêts locaux au détriment d’une intégration plus forte). Ces évolutions sont contraires à une approche rationnelle plus coopérative et mieux coordonnée entre les pays. L’approche rationnelle est celle qui a été développée par Macron sur l’Europe, notamment dans son discours de la Sorbonne le 26 septembre 2017. La réalité est que Donald Trump a été élu, que le Brexit a emporté l’adhésion des Britanniques et que, plus récemment, les Italiens se sont dotés d’un gouvernement populiste hostile aux institutions européennes. Est-ce l’Ancien Monde qui cherche à retrouver des repères qui n’existent plus ? Le risque est que l’Ancien Monde puisse être violent dans cette période de transition. L’Europe, dans cette affaire, manque d’unité et de ligne de conduite pour peser fortement sur les affaires du monde. Sans être déterministe à tout prix, il y a donc un risque que le siècle qui s’ouvre soit chinois plus qu’européen ou américain.
L’autre remarque est plus récente. Lors du sommet du G7 au Canada les 8 et 9 juin, Trump a bien fait comprendre au G6 que leur avis lui importait peu. L’accent est mis sur les relations vers le Pacifique et non plus sur l’Europe et l’Atlantique. Dès lors, l’Europe pour se sauvegarder doit être unitaire. Elle ne sera pas au centre du passage de pouvoir, mais elle peut en limiter l’impact si elle est unifiée. C’est pourquoi le Conseil européen de la fin du mois de juin, qui doit définir le nouveau cadre de l’Europe, sera essentiel.
Le monde est en rupture, car de nouveaux repères se développent, très différent des précédents. C’est surtout la première unification de l’économie globale et elle se fait sous l’impulsion de la Chine qui concurrence déjà très vivement les USA, obligeant la Maison Blanche à réfléchir sur une stratégie plus volontariste pour tenter de maintenir leur leadership. Je ne crois pas que ces mesures protectionnistes auront un effet positif sur la croissance américaine, mais elles accentueront les tensions avec la Chine. Le monde devient plus instable et c’est ce qu’il faut retenir.
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Speech prononcé à un dîner de presse le 14 juin 2018. Il est disponible sous format pdf
Speech PW – FR