Depuis 2008, le monde est en crise. Il est sorti, expulsé par la crise financière, d’un état particulier qui avait sa propre dynamique et ses modes de régulation endogènes efficaces. Cet état est celui qui avait fait la fortune des pays occidentaux. Un nouveau cadre stable avec une autre dynamique et d’autres modes de régulation doit être défini mais ses contours sont encore mal cernés. Les options possibles sont nombreuses. La transition entre ces deux états, un que l’on connaît et l’autre que l’on peine à définir, est une situation de crise.
Les certitudes d’hier n’en sont plus et le monde qui se dessine est encore trop mal défini pour qu’on puisse en observer les nouvelles certitudes. C’est cela une crise puisque le monde passé est perdu et celui qui vient est submergé de signaux qui peuvent paraître contradictoires et qui, parfois, le sont.
Le monde de 2019 ne ressemble en rien à celui de 2007, celui d’avant la crise financière. Tous les repères ont changé et c’est cela qui déroute. Il n’est alors pas étonnant de voir apparaître des mouvements politiques plus radicaux mais qui se ressemblent en ce qu’ils s’ancrent sur les repères du passé. L’inquiétude et l’incertitude, qui affectent nos comportements, reposent sur la capacité que l’on a à voir tous ces changements former un ensemble cohérent au sein duquel il sera encore bon de vivre.
La crise que nous vivons est multiple. Elle est, par nature, source de disruption mais ne se caractérise pas forcément, contrairement à ce qui est souvent évoqué, par une rupture financière. La composante financière n’est qu’une source d’incertitude parmi d’autres et c’est probablement la plus spectaculaire sur le moment mais sûrement pas la plus complexe à résoudre. C’est ce monde mouvant qui est au cœur de tous les catastrophismes, forcément excessif et donc forcément faux, qui meublent les programmes dominicaux de nos petits écrans.
Les changements sont très divers et ont été très nombreux dans un espace-temps finalement assez limité. C’est cette multiplicité qui peut avoir un caractère effrayant.
Les changements technologiques sont fulgurants créant un cadre inattendu. C’est à la fois la reconnaissance visuelle qui rogne la liberté individuelle et le sentiment de n’être qu’un individu sans spécificité autre que la publicité sur les applications mobiles. C’est une révolution incroyable avec une vitesse que l’on ne soupçonnait pas. Cette révolution ne donne pas cependant le sentiment d’une amélioration profonde et durable du bien-être. Quelle innovation récente a contribué davantage au bien-être que le réfrigérateur ? Aucune
C’est aussi un monde qui change profondément pour les classes moyennes. La polarisation du marché du travail montre que l’emploi des très diplômés et des pas diplômés augmentent même si c’est dans des conditions très différentes. En revanche les emplois intermédiaires des personnes peu ou mal diplômes reculent. La raison principale est la prise en compte de l’innovation. Cette classe moyenne, au coeur de la croissance des trente glorieuses, a désormais le sentiment d’être sur la touche. Ce sentiment est d’autant plus fort lorsque la personne est loin des grandes métropoles puisqu’elle a moins accès aux services de santé, d’éducation et aux services publics en général. Là aussi, les repères ont changé avec une capacité à se projeter dans l’avenir qui apparaît moins radieux. Ce point n’est pas spécifique à la France. Le rapport Deaton au Royaume Uni fait un constat dramatique. Cela ne veut pas dire qu’il y a une uniformité mais simplement que les anticipations doivent être parfois profondément modifiées par une impossibilité à prolonger les tendances antérieures.
L’équilibre du monde, aussi, change profondément. L’adoption d’un même mode de production dans les pays développés et émergents a considérablement élargi la taille du marché du travail mondial. C’est aussi une raison du malaise de la classe moyenne.
Mais le changement d’échelle de l’économie mondiale a d’autres dimensions. Les tensions entre les Etats-Unis et la Chine étaient inévitables puisque l’enjeu est avant tout celui du leadership politique dont le medium est la technologie. En raison des efforts considérables en Chine et peut être parce que l’investissement public a été insuffisant aux USA, le rattrapage de la Chine a été très rapide et inarrêtable. De la sorte, le leadership américain sur l’innovation est remis en cause. Au regard de la taille de la Chine et de son poids grandissant dans la croissance mondiale, le bras de fer n’est pas déséquilibré. En outre, la Chine développe son propre mode de fonctionnement vis-à-vis du reste du monde via par exemple les nouvelles routes de la soie. Il y a ici une dimension politique très forte. Son expansion n’est pas conditionnée par Washington contrairement à ce qui a pu être observé dans les pays occidentaux depuis la seconde guerre mondiale.
Cela implique une réallocation des ressources pour les USA et cela s’opère au détriment de l’Europe. En conséquence l’Europe ne peut plus prendre le risque d’être désuni. L’erreur des britanniques sera lourde de conséquences. Le monde ne reviendra pas sur la globalisation sauf à élever des murs partout entre les pays. La puissance de la Chine va en faire un partenaire majeur dans les choix qui seront fait quant à la régulation globale qu’elle soit sur les personnes, les biens, les services ou les capitaux. Une discussion tripartite doit s’engager entre l’Europe, les Etats-Unis et la Chine. Une Europe désunie ne pourrait pas imposer quoique ce soit, ce qui serait franchement dommageable.
Un autre aspect de l’émergence de la Chine est une rupture dans la dynamique historique du monde. La révolution industrielle est européenne avec ensuite son prolongement naturel vers l’Amérique. Le basculement vers la Chine c’est un rééquilibrage spectaculaire du monde. L’histoire de la dynamique de l’économie que Fernand Braudel faisait partir de la Méditerranée puis migrer vers la Flandres via les foires de Champagne avant d’arriver à Londres puis à New York est elle en train de s’achever sur l’Empire du Milieu ?
Le changement de repères est là aussi très brutal avec le sentiment de perdre une partie du contrôle de notre destin. L’Amérique pouvait être perçue comme un descendant de l’Europe et la parer de toutes les vertus. Ce n’est pas le cas de la Chine
A suivre ……
Cette chronique a été publié sur le site francais de Forbes. Vous pouvez la retrouver ici