Cette question fait partie des nouvelles interrogations sur la dynamique de la mondialisation. Elle vient de recevoir une réponse originale d’Angus Deaton, prix Nobel 2015, et d’Ann Case qui analysent l’espérance de vie des américains.
Avant eux, Dani Rodrick avait évoqué la nécessité d’un rééquilibrage entre la force de la mondialisation et la nécessité de disposer de capacité à agir localement. En d’autres termes, pour le bien-être il était nécessaire, à l’échelle de chaque pays, de disposer de marges de manœuvre pour mettre en place une politique économique qui ait de l’impact sur le quotidien de chacun. Sa vision était très macroéconomique.
Sur un autre plan, Branko Milanovic avait indiqué, il y a longtemps déjà, que la classe moyenne des pays développés avait été pénalisée par la mondialisation via un transfert d’emplois vers les pays émergents et notamment la Chine.
Plus récemment, Anthea Roberts et Nicolas Lamp avaient contrasté, la vision idyllique de la mondialisation faite de coordination et de coopération, un peu celle observé depuis plusieurs années, aux critiques qui pouvaient en être faites, notamment sur la soutenabilité du modèle, sur la répartition du bénéfice de cette globalisation ou encore sur l’impact en termes d’emplois.
Ces critiques ont souvent été balayées en évoquant la baisse spectaculaire du taux de pauvreté dans le monde et le rattrapage impressionnant des pays émergents depuis une vingtaine d’années.
Associé à la mondialisation, il y a eu longtemps l’idée que l’intensification des échanges était une façon de pacifier les relations entre les pays. Si chacun voit sa situation s’améliorer, il n’a aucune raison d’entrer en conflit avec ceux avec qui il échange.
“Au regard des banquiers, des industriels, des ingénieurs, les guerres sont un anachronisme, une survivance de temps révolus, elles gaspillent des richesses, alors que la fonction du travail est d’en créer, alors que le souci prédominant de ceux qui ont la responsabilité du travail collectif est de prévenir le gaspillage et de favoriser la création.” (Raymond Aron évoquant Auguste Comte dans “La société industrielle et la Guerre” dans Les Sociétés Modernes).
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Angus Deaton et Ann Case ne rentrent pas dans ce débat via une approche purement macroéconomique car les données à cette échelle peuvent être discutées et discutables parce qu’elles reflètent d’abord des situations moyennes.
En 2015, Angus Deaton avait remarqué le fort décrochage à la baisse de l’espérance de vie des jeunes hommes blancs américains. Il avait alors évoqué la crise des opioïdes.
Avec Ann Case, il écrit plusieurs papiers et un livre sur cette problématique de l’espérance de vie. Un article récent, présenté le 28 septembre dernier, revient à nouveau sur cette problématique.
Quel lien cependant avec le bien-être ? Pourquoi utiliser les taux de décès et l’espérance de vie pour aborder cette question ?
Les auteurs répondent en indiquant que les données macroéconomiques telles que le PIB par tête sont des moyennes qui sont construites autour de conventions. En conséquence, cela peut ne pas révéler des situations et des comportements particuliers. En s’intéressant aux taux de décès, les données ne sont pas des moyennes et ne ressortent pas de conventions. A chaque décès est associé une raison de celui ci et c’est sur ces données que les auteurs travaillent.
Dans l’article récent, ils s’interrogent sur la différence d’espérance de vie aux Etats-Unis entre les diplômés (1/3 de la population) et les non diplômés (2/3). Le graphe, ci-dessous, retrace l’espérance de vie à 25 ans des américains selon leur niveau de diplôme. La divergence est spectaculaire et s’accroît dans le temps.
En 1992, la différence d’espérance de vie était de 2.6 années, en 2019, elle était de 6.3 et en 2021 de 8.5 années. Pour la dernière donnée, la pandémie a pu avoir une incidence mais on constate néanmoins que les données observées ne connaissent pas de rupture par rapport à avant la pandémie.
L’autre remarque est que, et c’est le deuxième graphe, la situation américaine ne se compare pas à celle des autres pays développés. Le décrochage est spécifique aux Etats-Unis. Les auteurs s’interrogent sur les raisons de celui ci.
La discrimination par le diplôme reflète des types de vies différentes avec associés à ceux-ci des modes de vie et des niveaux de rémunérations qui ne sont pas comparables.
La raison commune expliquant la dégradation plus rapide de l’espérance de vie des non diplômes est celle de la relation à l’emploi, traduisant la difficulté d’avoir accès et de conserver un bon emploi. Pour reprendre Branko Milanovic que j’évoquais plus haut, la globalisation s’est traduite par une réduction et une paupérisation des emplois peu qualifiés dans les pays développés.
Cette évolution caractérise parfaitement la situation américaine. Mais l’analyse ne s’arrête pas là. Et c’est une différence majeure et essentielle avec les autres pays développés.
En Europe, le système social et le système de santé sont des moyens de réduire les risques individuels. Les effets de redistribution des revenus via la politique sociale et la prise en charge des problèmes de santé réduisent et limitent la possibilité de rupture pour un individu. Comme l’évoque Deaton en introduction de son nouveau livre:” j’avais grandi [en Ecosse] dans un pays où moi, mes parents et nos amis voyions le gouvernement comme bienveillant, un ami dans les moments difficiles”.
Pour les auteurs, ce qui caractérise les non diplômés américains c’est cette situation particulière de manque de bons emplois, d’un cadre social de redistribution et d’un système de santé accessible qui est à l’origine du fort recul de l’espérance de vie. La dégradation des conditions de vie n’est pas compensée par une prise en charge collective soit par une redistribution des revenus soit par une prise en charge médicale. Cela se traduit alors par un plus grand risque de maladies graves et par une perte forte de socialisation.
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Le lien avec la mondialisation tient au fait que les emplois industriels se sont réduits au sein de l’économie américaine se déplaçant vers les pays émergents mais aussi aux inégalités et à l’absence de redistribution qui font que le capital a été systématiquement favorisé par rapport au travail. Ces deux logiques globalisantes ont touché l’Amérique dans ce qu’elle a de plus profond et sans qu’il y ait à coté de mécanismes sociaux régulateurs comme il peut y en avoir en Europe.
Angus Deaton ne voit donc pas d’un mauvais œil la volonté de l’administration Biden de mettre l’accent sur la politique industrielle mais aussi sur la volonté des syndicats américains de se réapproprier une partie des fruits de la croissance. Rappelons sur ce point, et là aussi c’est spécifique aux US, les 10 % ayant le patrimoine le plus élevé détiennent 50% du patrimoine total alors que les 50% ayant le patrimoine le moins élevé ne détient que 14% du patrimoine total américain.
La tentation est parfois en Europe de démanteler le système social dans lequel nous avons tous grandi. Pour l’instant, ce cadre nous a préservé et une étude récente de l’Insee indiquait que les effets de redistribution en France avait un impact considérable. Elle améliore la situation de 57% des personnes. C’est un sacré filet de sécurité qui limite fortement le risque de dérive.
La situation américains apparait dramatique et Deaton conclut l’introduction de son dernier livre par ce propos “Les Etats-Unis sont devenus une société plus sombre depuis mon arrivée en 1983. Les espoirs de l’immigrant ont été tempéré par la réalité, mais plus encore par la corruption de l’économie américaine et sa politique, une politique qui menace notre démocratie” (Economics in America Octobre 2023).
L’économie ce n’est pas que la production de biens et la dynamique des marchés financiers, c’est aussi l’ensemble des institutions mises en place pour assurer la cohésion sociale. Dans un monde ouvert, la tentation serait de penser que ces institutions sont de moindres importances. Alberto Alesina et Edward Glaeser nous avaient avertis sur cette question il y a presque une vingtaine d’années, Angus Deaton et Ann Case nous le rappellent avec brutalité mais de façon salutaire.