Claudia Goldin a gagné le prix Nobel d’économie en 2023. Lors de la publication de son dernier livre, en 2021, j’avais discuté les thèmes qu’elle abordait sous forme d’interview. Je republie ce texte.
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L’économiste américaine Claudia Goldin, professeur à Harvard, estime dans son nouveau livre, que les « emplois gourmands », c’est à dire les emplois qui exigent des horaires longs et imprévisibles et donc incompatibles avec la garde des enfants, sont en grande partie à l’origine des inégalités salariales qui seraient plus dues à des mécanismes rationnels privés. Cette hypothèse vous semble-t-elle pertinente ?
On s’est tous retrouvé un jour à faire un choix. Dans une famille, qui doit faire l’effort pour s’occuper des enfants, qui doit être plus flexible et s’adapter dans la durée ? Claudia Goldin nous indique que ce se sont généralement les femmes qui ont ce rôle et qui porte ce coût de la flexibilité. Cela implique qu’elles sont moins disponibles et moins susceptibles de capter les opportunités qu’elles pourraient avoir si elles avaient eu une activité uniquement centrée sur leur travail.
Dans le monde du travail, chacun doit être capable de capter les opportunités qui se présentent et que ce sont celles-ci qui permettent de progresser dans la hiérarchie et en termes de rémunération. Celui qui est présent au bureau va pouvoir saisir ces situations et s’y engouffrer.
Dans un couple ayant des enfants, les parents ne peuvent pas saisir tous les deux ces opportunités puisque que l’un des deux devra adapter sa situation aux besoins des enfants. C’est souvent la femme qui s’adapte, qui part plus tôt le soir, qui s’occupe des enfants malades, qui est en travail partiel, qui travaille de chez elle. Goldin indique qu’en conséquence, elle ne peut pas forcément saisir les opportunités pour grimper dans la hiérarchie et gagner davantage.
D’une certaine manière, il est rationnel dans le couple de séparer les rôles pour optimiser la situation de l’entité famille. Mais cela se traduit par des retards de carrière pour la femme. Le terme de “greedy jobs” est un moyen de parler de capacité à saisir des opportunités et aussi du coût de la flexibilité qui généralement pénalise les femmes.
Peut-on dire que les femmes sont aujourd’hui toujours confrontées à cette question existentielle : « la famille ou la carrière » ?
Claudia Goldin indique que cet arbitrage n’est pas nouveau mais que les réponses qui ont été faites par les femmes n’ont pas été uniformes dans le temps. Les femmes américaines au début du 20ème siècle faisaient le choix soit de se marier et d’avoir beaucoup d’enfants soit de ne pas se marier, de ne pas avoir d’enfants mais de faire carrière.
En revanche, les mères de baby-boomers ont clairement fait le choix de la famille au détriment de leur carrière. Mais pour les mères après 1950, la hiérarchie a tendance à s’inverser avant de voir les femmes ne pas avoir envie de choisir entre famille et carrière. Cela est cohérent avec le fait d’avoir des enfants plus tardivement.
En d’autres termes, le choix évolue dans le temps, cela peut traduire aussi la capacité pour l’économie à générer de la productivité et des revenus élevés. Dans la période d’après-guerre, les revenus augmentent rapidement facilitant le choix. La famille peut avoir des revenus qui progressent vite, minimisant le coût de la flexibilité. Les femmes pouvaient alors choisir plus facilement pour leur famille. De façon plus récente, la moindre progression de productivité se traduit alors par des revenus qui progressent moins, posant de façon plus directe l’arbitrage entre famille et carrière.
Dans quelle mesure cette analyse bat-elle en brèche les explications de droite comme de gauche sur les raisons expliquant les inégalités salariales ?
L’approche de Goldin repose sur une rationalité au sein du couple. Cela traduit un choix et non plus un couperet qui tomberait sur les femmes.
Ceci étant, on peut aussi inverser l’explication, en disant que du côté de l’employeur il est fait l’hypothèse que ce sont les femmes qui supporteront le coût de la flexibilité. Dès lors, les conditions d’embauche tiennent compte de ce coût de flexibilité validant l’écart de rémunération ex ante.
L’analyse de Goldin semble s’adapter à des personnes qui ont une éducation plutôt importante, celles qui peuvent avoir le choix d’accepter de porter le coût de la flexibilité. Pour beaucoup de femmes, ce choix n’existe pas car la situation leur est imposée.
Le fait de rendre les emplois moins « gourmands » comme avec davantage de travail à distance ou une automatisation de certains processus grâce à la robotisation ou l’intelligence artificielle pourrait-il conduire à une diminution des inégalités ? Les solutions comme accorder davantage de subventions pour la garde d’enfants, comme proposé par le président Joe Biden, peuvent-elles être pertinentes ?
Le télétravail peut changer profondément l’équilibre entre hommes et femmes. On peut imaginer une répartition du temps de télétravail et un partage du coût de la flexibilité. Chacun pourrait alors avoir la capacité de capter les opportunités qui se présentent.
La technologie apporte potentiellement un véritable changement dans l’équilibre des couples. Cette situation nouvelle pourra aussi être prise en compte dans l’entreprise en ne favorisant pas systématiquement les hommes. L’équilibre de l’entreprise va être bouleversée par le télétravail puisque la dynamique de fonctionnement et de contrôle va être profondément chamboulée.
Cela pourrait demain se traduire par la possibilité pour les entreprises de se donner les moyens de capter de façon plus importante les apports des femmes en établissant des règles plus égalitaires dans le nouveau cadre du télétravail entre hommes et femmes. L’entreprise n’aura généralement pas à s’en plaindre puisque toutes les analyses montrent que dans les processus de décision, l’apport des femmes est pertinent et apporte davantage de stabilité à l’entreprise.
La question de la garde d’enfants est aussi bien sûr une dimension essentielle. En Allemagne, après la réunification, les femmes qui voulaient faire carrière avaient tendance à saisir les opportunités dans la partie Est du pays car les infrastructures sociales du temps de la RDA continuaient de fonctionner alors qu’elles étaient absentes dans la partie “Ouest”.
La prise en charge extérieure des enfants est de ce fait une opportunité pour les femmes puisque les crèches et autres structures permettent à la femme de ne pas être celle qui systématiquement supporte le coût de la flexibilité. C’est un changement radical.
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Claudia Goldin : Career and Family – Women’s Century-Long Journey toward Equity – Princeton University Press 2021