Cet article a été publié initialement, le 3 mars, sur le site de Forbes, sous le titre: «L’Innovation et l’Emploi – Partie I», il est disponible ici.
Il est reproduit ci-dessous in-extenso
La question des robots et de l’emploi a surgi dans la campagne électorale française. Le candidat Benoît Hamon a largement évoqué cette question sous deux angles. D’abord sous celui de la pénurie d’emplois provoquée par la robotisation de l’économie. Il en découle la nécessaire mise en œuvre d’un revenu universel pour compenser cette pénurie sur le revenu des français. Le second point est celui de taxer les robots afin de financer le modèle social et l’éducation. Je développerai ces aspects en trois contributions successives. La première est historique, sur la relation entre innovation et emploi, la seconde portera sur l’introduction de l’intelligence artificielle, et la troisième contribution s’interrogera sur la question de la taxation des robots et sur la question majeure de savoir qui les détient.
La question centrale est celle de l’emploi et des conséquences de la robotisation sur celui-ci. La question de la fiscalisation des robots est majeure aussi car les lectures qui sont faites de cette mesure peuvent avoir des conséquences opposées.
Les interrogations sur la relation entre l’innovation technologique et l’emploi ne sont pas nouvelles. Dès le début de la révolution industrielle, l’arrivée de l’innovation a engendré des tensions extrêmes avec des manifestations violentes et de grande ampleur. Le mouvement des luddites dans le textile anglais (1811-1813) ou celui des canuts lyonnais (1831 – 1834) sont des exemples de résistance face à l’introduction de processus de production innovants.
En 1980, Alfred Sauvy avait consacré un livre fascinant sur cette question (« La Machine et le Chômage » Dunod 1980). Chiffres à l’appui, il montrait que, dans l’histoire, l’innovation et l’emploi ne sont pas opposés. L’innovation modifie en profondeur la structure de l’emploi en raison des forts gains de productivité qu’elle provoque. De la sorte, le secteur innovant est altéré durablement puisque pour une même production, l’emploi y est plus réduit. Mais la baisse de prix qui y est associée, les gains de pouvoir d’achat qui sont ainsi procurés et les profits résultants de l’innovation se traduisent par une demande plus forte et le développement d’autres secteurs. Il peut s’agir de nouveaux secteurs induits par l’impact de l’innovation mais ce peut être aussi la redynamisation de secteurs plus anciens dont l’activité reprend en raison de la hausse de la demande globale résultant des gains de pouvoir d’achat et de la hausse des profits.
Il y a donc des effets directs et indirects qui bénéficient à l’emploi. Il résulte de cette dynamique une création nette d’emplois. C’est d’ailleurs ce que l’on observe généralement. L’innovation n’a pas été par le passé un facteur négatif pour l’emploi à moyen terme. A court terme, forcément, la situation est plus difficile à gérer en raison des résistances et des rigidités.
C’est pour cela qu’Alfred Sauvy évoque la nécessité d’un marché du travail qui doit être capable de s’adapter à ce nouvel environnement. Cela suppose aussi la capacité pour chacun d’adapter ses connaissances et ses talents à cet environnement nouveau. Le rôle de l’éducation doit donc être au cœur du processus afin de permettre à chacun de s’adapter en permanence à cet environnement nouveau et changeant.
On peut avoir une approche un peu différente mais qui éclaire parfaitement la question de la baisse de l’emploi industriel en liaison avec l’innovation. Il y a souvent sur ce point confusion entre innovation et globalisation. Il est souvent fait référence au rôle de la globalisation pour expliquer la baisse de l’emploi industriel. Les études sur cette question montrent que l’innovation des processus de production a eu un impact beaucoup plus important que la globalisation sur le repli de l’emploi industriel.
Pour comprendre cette logique, Paul Krugman avait écrit, en 1997, un court article sur l’impact de l’innovation sur l’emploi. Il en expliquait parfaitement les enjeux.
Son approche est simple mais pas simpliste pour autant.
Il part d’une économie à deux biens : des saucisses et le pain nécessaires à la fabrication de hot dogs (1 saucisse et un pain). L’économie a 120 millions de personnes et chaque industrie en emploie 60 millions. Chaque bien est fabriqué par une personne en 2 jours. Cela veut dire que chaque jour, il est produit 30 millions de saucisses et 30 millions de pains.
Supposons que la fabrication de saucisses puisse se faire désormais en un jour. Il y a spontanément 60 millions de saucisses qui sont produites et toujours 30 millions de pains. Des transferts s’opèrent entre les deux secteurs, et l’équilibre se trouve in fine avec un emploi de 40 millions de personnes pour les saucisses et 80 pour le pain. Il est alors possible de fabriquer 40 millions de hot-dog par jour.
Cet équilibre, de long terme, sur l’emploi peut néanmoins se traduire, à court terme, par une situation de déséquilibre fort sur le marché du travail. En outre, comme le suggère Krugman, une vision incomplète permettrait de dire que la production de saucisses a augmenté de 33% alors que l’emploi a reculé de 33% provoquant une conclusion négative immédiate sur l’impact de l’innovation sur l’emploi.
En fait, il n’y a pas eu de réduction de l’emploi global mais une ré-allocation de celui-ci. Les gains de productivité dans un secteur peuvent réduire l’emploi dans celui-ci, mais, à l’échelle globale, une telle réduction n’a rien de trivial. L’exemple simple de Krugman illustre ce point.
On peut rendre l’exemple plus parlant en imaginant que le secteur de la saucisse est le secteur manufacturier et celui fabriquant des pains est le secteur des services.
Les innovations dans le secteur industriel engendrent une hausse de l’activité et un repli de l’emploi. C’est ce qui a été observé depuis des décennies. La redistribution des gains de productivité s’opère vers les services. C’est dans ce secteur que l’emploi augmente le plus fortement car les gains de productivité y sont réduits. Pour répondre à la dynamique de la demande il faut créer plus de services et qui donc emploient davantage d’individus en raison de la faible croissance de la productivité.
Cela explique le développement marqué de l’emploi dans les services. C’est ce processus qui explique le mieux la baisse de l’emploi industriel. Son impact est plus important que celui de la globalisation.
Dans la période actuelle, le point préoccupant est que l’innovation a changé de nature avec la résolution du « paradoxe de Polanyi ». Ce paradoxe indique que l’homme en sait plus qu’il ne sait en dire. Cela a longtemps été une barrière dans la complexification de l’innovation. En effet, si un être humain ne peut décrire complètement et précisément l’ensemble des étapes d’un processus alors on ne peut pas imaginer qu’un programmeur ait la capacité d’intégrer ces éléments dans une machine.
La rupture est que désormais le « paradoxe de Polanyi » n’en est plus un. Les machines peuvent apprendre même lorsque les humains ne leur ont pas appris. La rupture technologique brutale est là, donnant le sentiment que désormais rien ne pourra plus se faire comme avant.
A suivre…