L’économie américaine est elle sur une allure susceptible d’engendrer d’importants déséquilibres au risque de dérégler le cycle actuel et de générer une inflexion significative de l’activité?
L’ajustement brutal des marchés boursiers reflète les interrogations des investisseurs sur l’évolution à venir de la macroéconomie globale et de celle des Etats-Unis en particulier. Ils ont d’abord été sensibles au changement de ton de la Federal Reserve quant à l’évolution à venir de l’inflation. Celle-ci convergerait vers la cible de la banque centrale à 2% et s’y maintiendrait durablement. Puis la hausse du taux de salaire a validé cette idée d’une pression nominale même si la mesure de 2.9% au mois de janvier traduit probablement un effet lié à la réduction des heures travaillées en raison des intempéries. Enfin, le changement à la tête de la banque centrale américaine a engendré une incertitude supplémentaire. Janet Yellen avait bien piloté l’économie américaine, Jay Powell aura-t-il le même talent ?
J’ai écrit déjà sur ces questions et un papier qui sera publié sur Forbes.fr précisera mon point quant aux incertitudes liées à l’arrivée de Powell. Cependant, au-delà de ces éléments, de nouvelles interrogations s’ouvrent concernant l’économie américaine.
La première question porte sur la politique économique et sur l’articulation entre politique budgétaire et politique monétaire alors que l’économie est au plein-emploi. Jusqu’à présent, cette coordination avait plutôt bien fonctionné. En 2009, l’économie américaine avait chuté et d’un seul coup les deux politiques étaient devenues accommodantes. Il fallait alors tout faire pour éviter un enchaînement dramatique qui se serait soldé par plus de chômage et une réduction durable du niveau de vie. Cela avait bien fonctionné puisque le point bas du cycle avait été atteint au 2ème trimestre 2009. Depuis le cycle est haussier et si la politique monétaire est restée très accommodante, la politique budgétaire est devenue restrictive en 2011 puis a convergé vers une sorte de neutralité pour éviter de contraindre l’économie. Cette combinaison a permis aux USA de connaitre l’une de ses périodes de croissance les plus longues depuis la deuxième guerre mondiale. Le rythme de progression du PIB n’a pas été aussi fort que par le passé mais l’expansion s’est faite sans déséquilibre majeur. La preuve, l’économie est au plein emploi et le taux d’inflation reste modéré, en dessous de la cible de la banque centrale.
Cette période de croissance réduite mais équilibrée est en train de s’achever.
L’économie progresse de façon soutenue et les ressources non utilisées sont relativement réduites. Le taux d’utilisation des capacités de production est reparti à la hausse, le taux d’emploi des 25-55 ans (cœur du marché du travail) est à un niveau élevé même s’il est encore un peu inférieur à celui d’avant crise (79% contre 80%) et le taux d’emploi à temps partiel non souhaité est désormais à un niveau bien inférieur à sa moyenne de long terme.
Dans ses conditions, la meilleure réponse des politiques économiques est de réduire progressivement la voilure. L’économie fonctionne de façon autonome, dès lors il n’est pas nécessaire de rajouter des impulsions. Il est même opportun d’agir afin de retrouver maintenant des marges de manœuvre pour intervenir lorsque la conjoncture sera moins favorable. C’est comme cela qu’il faut interpréter la hausse des taux de la Fed depuis décembre 2015. La banque centrale avait alors agi de façon très transparente et avec une communication telle qu’aucun investisseur aux USA ou ailleurs n’avait pu être surpris.
Avec la politique de réduction des impôts et de hausse des dépenses, le déficit public va aller au-delà de 5% du PIB cette année. La politique budgétaire devient expansionniste alors que la politique monétaire est encore très accommodante. Le dilemme des prochains mois sera l’articulation de ces deux stratégies. Chacune est un support à une croissance plus rapide. Le point d’achoppement est que l’économie est déjà au plein-emploi. Pour éviter une surchauffe qui pénaliserait rapidement l’économie US il faut que les deux politiques se coordonnent pour éviter l’emballement. Le taux de chômage peut encore baisser un peu mais la marge est réduite.
On peut supposer que c’est la politique monétaire qui deviendra plutôt restrictive. On doit donc s’attendre à une remontée des taux de la Fed plus rapide qu’attendu. On peut imaginer non plus 4 au plus mais au moins 4 pour cette année.
Dans un article publié ce weekend, The Economist indique trois raisons de ne pas être top inquiet sur la situation américaine : il n’est pas sûr que l’économie soit au plein emploi, l’inflation ne va pas accélérer brutalement et les tensions qui se manifestent sur le marché du travail du fait de l’accélération de l’activité permettront d’améliorer la situation des salariés qui n’ont pas encore franchement bénéficié de la reprise.
Je ne suis convaincu que par la deuxième assertion. Le risque d’inflation est limité. Sur le premier point, je pense que l’on est proche du plein emploi. Sur le troisième point, la croissance a avant tout profité aux revenus les plus élevés. C’est la caractéristique de l’économie américaine. Je ne vois pas ce qui dans la situation actuelle pourrait la changer. La politique fiscale en tout cas n’y contribuera pas. La croissance profite pleinement aux revenus les plus élevés qui en captent une très grande part. C’est pour cela que l’on peut s’interroger sur un objectif de croissance du PIB dans une société aussi inégalitaire.
Sur l’absence d’inflation, un article du NY Times suggérait ce weekend que la dynamique des rémunérations avait changé en profondeur et cela pouvait être un élément d’explication. Les entreprises favorisent le versement de primes plutôt qu’une augmentation des salaires. La prime versée une fois par an est flexible par nature et n’est pas un engagement définitif de l’entreprise alors que la hausse de salaire est permanente. Ce mode nouveau de rémunération prend de l’ampleur au sein des entreprises et change la dynamique entre les salaires et les prix.
La question est de savoir si lorsque l’on est au plein emploi une telle configuration peut se maintenir ? Probablement pour les raisons que j’indiquais la semaine dernière. Les caractéristiques sur le partage de la valeur ajoutée et le taux de syndicalisation plus réduit désormais aux USA ne plaident pas pour un fort pouvoir de négociation des salariés. On peut cependant penser qu’un passage durable sous 4% de chômage devrait se traduire par une pression salariale un peu plus forte. Cela ne devrait pas cependant avoir un impact très fort sur le taux d’intérêt de long terme, les anticipations d’inflation de long terme ne devraient pas s’accélérer brutalement. Je n’attends pas une rupture à la hausse des taux longs US.
La coordination des politiques économiques passera par une politique monétaire moins accommodante et donc par un aplatissement supplémentaire de la courbe des taux de rendement. Cela pénalisera forcément le consommateur médian, celui qui subira la hausse des taux courts mais sans franchement bénéficier de la baisse de la fiscalité dans la durée.
L’équilibre change profondément aux USA en raison de la politique budgétaire de la Maison Blanche et du Congrès. Le déficit budgétaire supplémentaire de 1100 milliards au moins sur 10 ans crée une rupture et un déséquilibre durable.
L’autre source de déséquilibre est l’allure du commerce extérieur américain en volume et hors pétrole. Le graphe montre une nette accélération de ce solde au dernier trimestre de 2017 à un niveau jamais atteint par le passé. Sur les 9 premiers mois de l’année, le solde était stabilisé à 60 milliards, il est proche de 67 Mds sur les 3 derniers mois de l’année et à 70 Mds simplement pour le mois de décembre. En taux annualisé, le déficit est passé d’une base de 700 Mds à 800 Mds sur le dernier trimestre. C’est considérable et sera un frein fort à la croissance.
Le souci est que le solde externe de la zone Euro s’est renforcé à la fin de l’année, cela a été aussi le cas en Chine. En d’autres termes, la hausse des importations à la base de cette dégradation du solde extérieur US et concentrée sur les biens de consommation a profité à tous. Parmi ces trois grands acteurs du commerce mondial, c’est celui qui est déficitaire qui voit sa situation se dégrader rapidement alors que celles des deux autres régions s’améliorent.
L’accélération de la demande interne américaine s’est traduite par une hausse de la demande d’importation et une dégradation du solde externe américain sans que les exportations ne s’améliorent franchement. Pourquoi cela est préoccupant ? Parce que l’allure haussière de la demande interne va être renforcée par la politique budgétaire expansionniste. La situation extérieure américaine va se dégrader encore davantage.
Le cycle américain ne connaissait pas de déséquilibre majeur et c’était une des raisons de sa longueur. La politique budgétaire mise en place alors que l’économie est au plein emploi va engendrer des déséquilibres durables qui feront le lit de la prochaine récession (2019/2020 ?). Ces déséquilibres obligeront la prise de mesures correctrices des autorités américaines (Fed) mais ils pourraient aussi se traduire par une défiance des investisseurs. Avec la Chine et la zone Euro, les USA ne sont plus les seuls régulateurs de la dynamique globale et l’épisode actuel pourrait accentuer encore davantage le rôle des deux premiers. Le rapport de force change à l’échelle globale et la Maison Blanche semble ne pas en avoir perçu l’acuité.