Au premier semestre 2008, l’économie des pays développés connaissait une croissance robuste en dépit des premiers craquements entendus depuis l’été précédent. C’était il y a dix ans. Depuis la dynamique de l’économie mondiale a changé en profondeur modifiant les sources d’impulsion et les modes d’ajustement notamment dans les pays développés.
On pourrait relever de nombreuses différences mais aujourd’hui j’en ai retenu 6 qui me paraissent pertinentes pour comprendre la nouvelle équation de l’économie globale.
1 – Le commerce mondial n’a plus la même allure
Le commerce mondial n’a plus du tout la même allure qu’avant la crise de 2008. Auparavant, il fluctuait assez largement autour d’une tendance estimée à 6.8% par an en volume. Cela créait au sein de chaque économie une source d’impulsion forte et était de ce fait un soutien à la croissance de l’activité. Il y avait une dynamique vertueuse entre les échanges et l’activité.
Depuis 2011, il fluctue peu et sa tendance est désormais de 2.3%. La rupture de 2011 est à attribuer aux politiques d’austérité notamment celles mises en oeuvre en Europe. Désormais, l’impulsion à attendre du reste du monde n’est plus du tout du même type que ce qui était constaté auparavant. Pour l’Europe ce changement est important car par le passé l’Europe attendait que le monde aille mieux pour aller mieux. C’est pour cela qu’il y avait systématiquement un décalage temporel dans le cycle entre les USA qui rebondissaient très fort après un choc négatif et l’Europe qui paraissait toujours un peu en retard.
La tendance plus réduite s’explique notamment par une croissance globale moindre et aussi un mode de fonctionnement différent du commerce mondial. Les pays développés ont une contribution moins marquée parce que leur dynamique industrielle est moins forte. Une telle configuration implique la nécessité de trouver des sources nouvelles pour créer une impulsion sur l’activité.
La dynamique des start-up mise en œuvre en France par exemple est pertinente si elle permet de créer in fine un nouveau maillage de l’activité via le développement de nouvelles entreprises au-delà de ce premier niveau.
2 – Un partage du monde qui n’est plus le même
Pour bien appréhender la dynamique globale et la raison pour laquelle le commerce mondial est plus faible il faut noter que les pays développés, depuis 10 ans, n’ont plus une contribution positive à la croissance de l’activité industrielle mondiale, au cœur des échanges mondiaux. En revanche, l’Asie joue ce rôle de façon spectaculaire.
Sur le graphe, la production mondiale a progressé de 21% entre 2008 et la fin 2017. Mais de seulement 3% aux USA contre 93% en Asie hors Japon.
Cette rupture dans la dynamique manufacturière suggère que la source de croissance de l’économie, celle susceptible d’engendrer des gains de productivité et de disposer ainsi d’un avantage comparatif fort et durable est désormais en Asie. Elle n’est plus ni en Europe, ni aux USA.
En France cela se traduit par un comportement où l’on privilégie les secteurs que l’on ne peut pas brader. Le gouvernement vient de définir des secteurs stratégiques qui traduit une attitude défensive face à un monde qui évolue vite et dans lequel on s’arc-boute sur les éléments qui paraissent indispensables dans la durée.
3 – Le ralentissement des gains de productivité
Depuis le début de la crise et en dépit d’innovations toujours plus nombreuses on constate un ralentissement des gains de productivité au sein des pays industrialisés. Sur le graphe on observe cette inflexion marquée pour la France et pour l’ensemble des pays du G7.
Les économies occidentales n’ont plus la capacité à dégager un surplus ce qui est nécessaire pour à la fois distribuer des revenus plus élevés mais aussi être en capacité de financer le système social. La baisse tendancielle du temps de travail et la hausse des revenus ont résulté de la capacité des économies occidentales à dégager un fort surplus. Ce n’est plus le cas maintenant. Dès lors les élans d’avancées sociales sont plus complexes à mettre en oeuvre (quel transfert pour les retraites doit on calculer des jeunes, qui travaillent, aux vieux qui sont en retraite lorsque le revenu des jeunes n’augmente plus aussi rapidement du fait des faibles gains de productivité. Quelles incitations mettre en oeuvre pour que les jeunes continuent de travailler ardemment)
La baisse de la productivité traduit à la fois les conséquences de la faible demande issue de la crise financière que l’impact de la hausse temporaire de la productivité constatée à la fin des années 90. Ces phénomènes se sont cumulés aussi avec la transformation spectaculaire provoquée par la digitalisation de l’économie. Celle-ci engendre des ajustements et des coûts d’ajustements de grande ampleur.
L’enjeu est de suggérer que les deux premiers effets à la baisse ne seront que temporaires et que l’impact des innovations sera positif dans la durée et il pourrait même s’accroître. Mais on ne connait pas l’horizon d’une telle dynamique car les économies occidentales sont devenues plus hétérogènes notamment parce que les entreprises n’ont pas la même capacité ni la même volonté à digitaliser. On observe ainsi des écarts considérables entre entreprises et au sein d’un même secteur. Cet effet sera long à gommer. Il faut donc créer les conditions pour faciliter les ajustements et dans ce cadre l’investissement public doit avoir un rôle majeur.
4 – Le partage de la valeur ajoutée en faveur des entreprises
Depuis la crise notamment, le partage de la valeur ajoutée a évolué d’une façon désormais plus favorable aux entreprises. Le poids des rémunérations dans la valeur ajoutée a baissé dans la plupart des pays développés.
Cela reflète et traduit aussi un moindre pouvoir de négociation des salariés et explique en partie l’absence d’inflation salariale. Ce phénomène peut être accentué par la moindre syndicalisation.
On peut illustrer ce point par le changement constaté dans la fixation des salaires aux USA. Je signalais récemment que la part des bonus augmentait au détriment des hausses de salaire. Cela permet d’éviter le caractère permanent et récurrent de la hausse salariale sur la structure des coûts des entreprises. Cette absence de hausse des salaires a permis la mise en œuvre de politiques monétaires non orthodoxes.
Une des interrogations sur l’ajustement conjoncturel trouve un éclairage nouveau. L’incapacité à voir les salaires augmenter lorsque le taux de chômage baisse rapidement est un mode d’ajustement nouveau n’impliquant pas une contrainte rapide et forte sur le cycle pour le réguler et éviter les déséquilibres permanents. Dès lors la politique monétaire peut-être durablement accommodante.
La France est un peu à rebours des autres pays. La part des rémunérations a augmenté significativement au cours des dernières années. En d’autres termes, le taux de marge des entreprises a baissé à partir de 2008. L’ajustement macroéconomique après le choc Lehman s’est fait principalement au détriment des entreprises. Le CICE et le pacte de stabilité n’ont eu comme caractéristique que de faire revenir cet indicateur dans la zone qui prévalait auparavant. Cela veut dire qu’attendre des miracles de ces mesures est illusoire. Il s’agit simplement d’un retour à l’équilibre d’avant crise. Cela n’a pas donné un avantage comparatif majeur aux entreprises françaises.
5 – Un taux d’endettement des ménages qui reste fort
La crise avait été causée par la hausse de l’endettement des ménages notamment pour acheter des actifs immobiliers. Lorsque l’on regarde la zone Euro on s’aperçoit que ce taux d’endettement n’a pas fondamentalement reculé tout au long des 10 dernières années. Si je reprends les données de la Banque de France il a progressé vivement du début de la zone Euro à 2010 passant de 73% du revenu disponible à 97.8%. Il est au troisième trimestre 2017 à 93%. C’est un peu en dessous du point haut de 2010. Cependant, un tel niveau ne permet pas de disposer d’un levier fort pour un endettement supplémentaire comme cela avait été le cas dans la première partie des années 2000. Comme les gains de productivité sont réduits, on ne peut pas anticiper de fortes augmentations des revenus. C’est une dynamique qui nourrit potentiellement la thématique de la stagnation séculaire. Le profil de la consommation restera donc très dépendant de l’évolution de la masse salariale c’est-à-dire du produit entre nombre d’emplois et salaires. Comme les salaires évoluent peu alors c’est la dynamique de l’emploi qui sera essentielle. C’est cette logique que l’on a constaté au Royaume Uni. Les jobs sont abondants mais peu payés. Ce n’est pas réjouissant surtout au Royaume Uni où cela a permis malgré tout aux ménages de s’endetter un peu plus. Une dynamisation plus forte de la demande interne sera forcément capée par cet endettement qui reste excessif.
6 – L’équilibre politique global n’est plus spontanément coopératif
Avant la crise, la perception était que l’équilibre politique était plutôt coopératif. Chaque pays avait son rôle à jouer dans un cadre globalisé. Chacun avait le sentiment de gagner à la coopération.
Les évolutions récentes dans la dynamique de l’activité comme je l’évoquais plus haut à propos de la production industrielle changent cette perception. Les salariés les moins bien payés dans les pays développés ont eu le sentiment de se faire rattraper par des salariés de pays émergents dont la croissance est désormais beaucoup plus rapide que celle des pays développés. L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche et le vote sur le Brexit au Royaume Uni ont validé la possibilité d’un équilibre différent de celui qui prévalait avant la crise. L’Amérique est devenue imprévisible s’éloignant progressivement de l’Europe et les britanniques sont à la recherche de vieilles chimères. Il n’empêche que l’effet d’entrainement est fort, on le voit notamment en Pologne et dans de nombreux pays d’Europe centrale. La Chine se démarque aussi en développant la dynamique “Belt and Road” dont la finalité est de créer un cadre et un réseau d’échanges commerciaux aux bénéfices de la Chine.
Cette situation doit permettre à la zone Euro et à l’Europe de retrouver davantage de poids dans ce nouvel équilibre politique mais il lui faut acquérir comme l’indiquait récemment Edouard Philippe, le premier ministre français, une culture stratégique commune. Mais une telle stratégie n’est pas elle même coopérative.
Les changements sont considérables depuis 10 ans. L’économie globale ne crée plus les mêmes impulsions soit par le commerce mondial soit par les gains de productivité. En outre, la baisse du pouvoir de négociation des salariés n’engendre plus de dérives nominales permettant ainsi la mise en place de politiques monétaires durablement plus accommodantes pour compenser ces ruptures. Cela implique que la normalisation des stratégies monétaires sans amélioration des fondamentaux (échanges et productivité) ne sera pas la solution ultime pour témoigner d’un retour à la normale. Les gains de productivité insuffisants sont la vraie difficulté des économies occidentales car cela ne permet pas de retrouver des marges de manœuvre dans la gestion de l’économie. C’est à cette reconquête qu’il faut s’atteler. La dynamique des innovations doit y aider mais cela n’est qu’une condition nécessaire s’il n’y a pas de volonté collective de le faire.