Les banques centrales n’appréhendent pas le changement climatique de la même façon. Si la BCE veut l’inscrire dans son ADN, la Federal Reserve américaine est beaucoup plus réservée, comme l’est la Banque Centrale de Chine populaire. La prise en compte du changement climatique par une banque centrale oblige à un changement du cadre d’analyse, la mise en place d’outils très puissants pour infléchir les comportements et la capacité à tenir compte des engagements passés pour garantir la stabilité financière.
La régulation mise en place par la BCE servira de cadre aux autres banques centrales qui ne pourront pas échapper à la prise en compte du changement climatique. Un “Brussels Effect” aura lieu mais à l’échelle monétaire.
Le changement climatique est, pour aujourd’hui et les prochaines années, la question majeure des citoyens du monde. Le cadre de vie de chacun risque de se dégrader rapidement si, comme le suggère l’organisation météorologique mondiale (ONU), la température moyenne du globe, pour une des 5 prochaines années, est 1.5°C au dessus de la température moyenne de la période préindustrielle.
Ce seuil de 1.5°C est celui qu’il faut éviter de passer pour éviter des effets trop marqués et irréversibles du changement climatique. C’est la limite basse de l’accord de Paris sur le climat. Elle arrive un peu vite.
Les gouvernements sont concernés car beaucoup d’entre eux (197 pays) se sont engagés dans le respect de l’Accord sur le climat négocié à Paris en 2015 et signé en avril 2016.
Les entreprises sont aussi au cœur de cette question, soit par conviction, soit parce qu’il existe un risque réputationnel. Les citoyens du monde entier sont de plus en plus sensibles et sensibilisés à la question du climat. Le respect par les entreprises de l’environnement va être de façon de plus en plus marquée, un facteur de discrimination. Les investisseurs suivent la même tendance.
Les banques centrales d’accord sur tout sauf sur le changement climatique
Les banques centrales ont été au cœur de la régulation conjoncturelle ces dernières années, atténuant ainsi les contraintes pour le retour de la croissance. Leurs actions ont été coordonnées et coopératives pour réduire les risques sur l’activité et l’emploi.
De longue date, elles ont souhaité agir de concert pour donner la meilleure réponse aux dysfonctionnements de l’économie globale. En cela elles ont été efficaces.
Cette belle harmonie s’évapore lorsqu’il s’agit du changement climatique.
Pour s’en convaincre, revenons sur la conférence “Green Swan” organisée récemment par la Banque des Règlements Internationaux (BRI) sur cette problématique. Il y a eu une session dans laquelle se trouvaient notamment Christine Lagarde, présidente de la BCE, Jay Powell, président de la Federal Reserve américaine, Yi Gang gouverneur de la Banque Centrale de Chine Populaire (PBoC) et Agustin Carstens le directeur général de la BRI.
La BCE, par la voix de sa présidente, souhaite, dans le cadre de la révision de sa stratégie, inscrire le changement climatique dans sa propre fonction de réaction.
Christine Lagarde, à la BRI, reprend le propos de Jacques Chirac en 2002 à Johannesburg “Notre maison brûle et nous regardons ailleurs”. Christine Lagarde ne veut pas regarder ailleurs et souhaite que la BCE soit actrice de la lutte contre le changement climatique.
Comme elle l’évoquait lors de cette session à la BRI, le changement climatique peut entraver la transmission de la politique monétaire en induisant de l’instabilité financière s’il n’est pas bien pris en compte. Au delà de la dimension citoyenne de la BCE, c’est aussi pour cela que la banque centrale se doit être active.
Yi Gang indique que la PBoC alerte sur le thème du changement climatique et fait circuler l’information mais sans être franchement un acteur. Il souhaite que chacun prenne conscience du risque associé au changement climatique mais sans pour autant être un acteur dans la lutte contre celui-ci.
A la Fed, Jay Powell dit clairement que c’est un sujet majeur mais que ce n’est pas un sujet pour la Fed. C’est le gouvernement qui prend des engagements et des mesures sur ce thème mais ce n’est pas un engagement inscrit dans le mandat de la banque centrale US.
Quant à Agustin Carstens, l’objectif serait de mettre sur pieds un accord de Bâle sur le changement climatique.
La BCE n’a pas de compte à rendre directement à chaque gouvernement de la zone Euro. Elle n’est pas enserré dans un rapport de force trop contraignant avec les gouvernements. Christine Lagarde tire partie de ce degré de liberté que lui a légué Mario Draghi lorsque il avait fait de la BCE une banque centrale indépendante des Etats.
La volonté de la BCE traduit aussi le choix volontariste de sa présidente, des membres de la banque et des banques centrales européennes.
Par ailleurs, la BCE doit avoir une politique cohérente avec les politiques mises en œuvre par l’Union Européenne. La lutte contre le changement climatique est clairement un objectif de Bruxelles à travers la stratégie du green deal.
La Fed et la Banque Centrale de Chine Populaire n’ont pas cette capacité ni ce degré de liberté.
Cette différence entre les banques centrales ne sera pas sans conséquences puisque les fonctions de réactions seront différentes. L’intégration de paramètres liés au changement climatique va altérer la relative homogénéité constatée entre les banques centrales.
Que peut faire une banque centrale ?
Le premier tournant dans les propos d’un banquier central sur le changement climatique est récent (29 septembre 2015). Il revient à Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre. Il évoque le rôle de la banque centrale de la façon suivante:
“Notre rôle le plus approprié est dans l’élaboration d’un cadre qui aide le marché à s’adapter efficacement“
Ce n’est qu’un premier pas qui marque une rupture dans le propos mais pas encore dans les pratiques.
Face au changement climatique, la situation du banquier central est modifiée sous trois aspects.
Le premier est la compréhension de qui se passe lorsque l’on prend en compte le changement climatique et comment se définit le nouvel équilibre.
Le cadre habituel dans lequel s’inscrit l’action de la banque centrale est celui du cycle conjoncturel puisque son rôle est de permettre à l’économie de fluctuer autour de son potentiel sans tensions excessives.
L’échelle du changement climatique est beaucoup plus long. En conséquence, l’analyse est d’une autre nature puisque le changement climatique ne peut s’analyser que dans la durée et comme des chocs persistants. L’impact des gaz à effet de serre ne s’observe que dans la durée. Il sera plus fort dans le futur qu’au moment où ce gaz est émis.
Ces chocs vont définir un nouvel équilibre tant sur le PIB potentiel et la croissance que sur la formation des prix et l’inflation.
Les banques centrales devront ainsi disposer d’une fonction de réaction qui tiendra compte des différents horizons. Le court terme pour la gestion de la conjoncture monétaire en phase avec l’environnement économique et le long terme pour appréhender les impacts du changement climatique.
Les économistes devront rapidement changer leur cadre d’analyse de la politique monétaire des banques centrales. Le comportement des autorités monétaires va devenir encore plus complexe. Chacune rejoindra ca cadre, y compris la Fed mais avec du retard mettant en place une dynamique coordonnée qui sera très puissante mais très différente de ce qui a été fait jusqu’à présent.
Le second point est celui de l’action. La banque centrale est en interaction permanente avec les différents acteurs de l’économie. Que ce soit dans le cadre des achats d’actifs ou la gestion de la liquidité, les interactions sont multiples.
Les banques centrales disposent d’outils qui peuvent être particulièrement puissants pour accélérer la lutte contre le changement climatique et faciliter la transition énergétique.
Les entreprises vont devoir mettre en place, certaines l’ont déjà fait, des bilans carbones dans le cadre de l’Union Européenne par exemple. Ce passeport doit éventuellement donner un avantage aux entreprises dans la gestion de leurs liquidités. C’est un levier fort de transformation des comportements qui peut provoquer des conditions financières plus avantageuses pour les entreprises qui jouent le jeu générant ainsi une sorte de “spread vert“.
La transparence qui y sera associée permettra des stress tests climatiques plus efficaces.
Comme l’a évoqué Isabelle Schnabel (BCE) à plusieurs reprises une telle stratégie ne respecte pas le principe de neutralité (égalité de traitement) qui doit guider la politique de la BCE. Elle propose de le remplacer par un principe d’efficacité afin d’infléchir plus rapidement les comportements. L’économie ne dispose pas encore d’un prix du carbone efficace pour créer les incitations vers un équilibre et l’urgence face au réchauffement climatique réclame des mesures volontaristes. Ces deux éléments suggèrent que la neutralité de la politique monétaire puisse être écornée, comme elle l’est déjà dans le PEPP par exemple.
Cela a deux conséquences. Si la banque centrale s’attache aux caractéristiques de chaque entreprise cherchant de la liquidité ou émettant des titres, elle se donne les moyens d’intervenir sur plusieurs fronts parce que la question du climat est multidimensionnelle. Cela permet aussi d’écarter d’éventuelles bulles sur les obligations vertes si elle n’intervenait que par le bais d’un quantitative easing vert.
La troisième dimension est celle de la surveillance des déséquilibres issus du passé. Les banques ont financé largement la recherche, l’exploration et l’exploitation des énergies fossiles. Dans la transformation à venir de l’économie vers la transition énergétique, ces engagements peuvent porter des risques plus importants que ceux qui avaient été anticipés lors de la mise en place de ces financements. Dès lors, dans le cadre de la surveillance de la stabilité financière, les banques centrales peuvent exiger des fonds propres plus importants.
Le changement climatique va être potentiellement une succession de chocs que le système bancaire devra amortir.
Quelques remarques de conclusion
Les trois points relatifs au rôle de la banque centrale vis à vis du climat sont cohérents avec la stratégie de la Banque Centrale Européenne qui apparait comme plus volontariste dans sa démarche que la Federal Reserve américaine et que la Banque Centrale de Chine populaire.
Cette détermination citoyenne donne a la BCE un coup d’avance sur ces autres grandes banques centrales. Elles devront, à terme, se rallier aux exigences de la BCE.
Le comportement différencié des banques centrales vis à vis du changement climatique apparait cohérent avec le thème développé par Anu Bradford dans “The Brussels Effect: How the European Union Rules the World“.
Elle montre le rôle majeur de la réglementation européenne dans la globalisation. Le cadre juridique et concurrentiel oblige les entreprises internationales à adopter les règles européennes pour pouvoir intervenir sur ce marché. Ces grandes entreprises ont ensuite tendance à reprendre ces règles en dehors de l’Union Européenne.
En normalisant ainsi le cadre juridique, Bruxelles a été un facilitateur de la globalisation.
Ne doutons pas que le coup d’avance de la BCE sur le dossier du changement climatique ait le même effet sur le reste du monde et façonner le cadre qui prévaudra dans le futur. C’est pour cela aussi que les options prises par l’institution monétaire européenne sont essentielles.
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