L’élargissement des Brics pour passer de 5 à 11 pays n’a rien d’anecdotique, c’est un changement radical de l’équilibre global.
Jusqu’à présent le groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) n’était qu’une construction intellectuelle d’un brillant économiste d’une banque d’affaire américaine. Ces 5 pays pouvaient partager des intérêts communs mais le poids total du groupe n’était que la somme du poids de chacun des pays. Ce n’était en aucun cas, une construction capable de rivaliser avec les pays développés.
Les Brics tiraient principalement leur poids géopolitique de l’essor de la Chine depuis une vingtaine d’années, de l’espoir longtemps déçu que représente l’Inde ou encore de la crainte belliciste qu’entretenait la Russie avant l’invasion de l’Ukraine.
Récemment, les Brics avaient enclenché des discussions sur la dédollarisation des échanges internationaux. Ce mouvement, largement relayé par la presse, manque de crédibilité en raison de l’emprise encore considérable du billet vert sur toutes les transactions qu’elles soient commerciales ou financières.
Pour qu’un éventuel basculement ait un sens il aurait fallu mettre en face du billet vert une monnaie faisant l’unanimité. Pour l’instant ce n’est pas le cas. En finance internationale s’applique l’anti-loi de Gresham qui dit que la bonne monnaie chasse la mauvaise. Qu’elle aurait la bonne monnaie susceptible de chasser la mauvaise, le dollar dans le cas présent ?
Le yuan chinois n’est en aucun cas suffisamment important dans les réserves des banques centrales pour tenir ce rôle (un graphique du Financial Times a circulé la semaine dernière en reprenant les données sur le dollar et le yuan et en mettant la part du yuan sur l’échelle de droite donnant le sentiment que la monnaie chinoise concurrençait le billet vert.)
En outre, en raison du temps nécessaire pour modifier en profondeur les dynamiques financières, cette opération aurait pris un temps fou. D’autant plus long que l’on ne connaît pas la monnaie de substitution (le passage du sterling au dollar a occupé la période de l’entre-deux guerres mondiales). Ce ne peut donc pas être un facteur rapide de basculement du monde.
L’élargissement du groupe des Brics est un changement radical. L’équilibre du monde peut en être altéré de façon durable obligeant les pays développés à mettre en œuvre des stratégies internationales d’une nature nouvelle.
Mesuré en pourcentage du PIB mondial et en parité de pouvoir d’achat, le nouveau groupe représente 36% du PIB mondial en 2023 contre 32 % lorsque 5 pays seulement y participaient. Le point le plus important est de noter que sans la Chine, le poids des Brics à 10 dans le PIB mondial est stable depuis 1992.
Deux remarques:
Dans son discours à Johannesburg lors du sommet des Brics la semaine dernière, le président chinois Xi considère que les Brics sont l’avenir mais surtout que le groupement est un relai de la politique chinoise. La gouvernance mondiale doit être redéfini par Pékin accentuant ainsi le rapport de force avec l’Occident. L’élargissement des Brics a donc un fondement politique majeur.
La seconde remarque est que si le poids économique du nouveau groupe évolue peu par rapport à l’ancien, la structure de ses ressources est bouleversée. Le poids des énergies fossiles détenues par les Brics nouvelle version devient très important et compte tenu du rôle de celles ci dans la dynamique macroéconomique globale, c’est un moyen de pression considérable pour la Chine de Xi.
Trois points sur lesquels l’équilibre actuel est bouleversé
- Le premier porte sur l’équilibre des ressources. Le nouveau groupe associera deux des trois plus gros producteurs de pétrole (Arabie saoudite et Russie), un producteur majeur qu’est l’Iran. On pourrait dire des choses similaires sur le gaz.
La période est celle de la transition énergétique, celle où la consommation d’énergies fossiles devra diminuer. Ce regroupement des intérêts change résolument la donne. Les objectifs du nouveau regroupement ne seront pas nécessairement compatibles avec ceux des pays développés au risque de marginaliser la production américaine tout en faisant revenir l’Iran dans le concert des nations
En outre, en s’inscrivant dans le groupe des Brics, l’Arabie saoudite qui était l’ami des US au Moyen Orient accentue une politique de défiance vis à vis de Washington. Sur la question énergétique cela sera important car les Brics ont une production qui représente désormais plus de 2 fois celle des Etats-Unis.
- Le second point est celui de la lutte contre le changement climatique.
En 2009 au sommet de Copenhague (COP15), le point d’achoppement a porté sur les contributions très déséquilibrées au carbone dans l’atmosphère des pays développés par rapport aux pays émergents. Les premiers émettent moins mais le stock de carbone dans l’atmosphère leur incombe. Alors que pour les seconds, les stocks accumulés sont réduits mais les émissions actuelles sont très importantes. Il y a un effet rattrapage marqué du sud par rapport au nord.
En conséquence, les pays du sud considèrent qu’ils ne peuvent être soumis aux mêmes contraintes que les pays du nord.
L’histoire n’est pas la même entre les types de pays et les émergents souhaitent pouvoir se développer sans contraintes excessives résultant de la transition énergétique. C’est sur ce point qu’avait achoppé la COP15.Cette question va ressurgir car le rapport de force ne sera plus le même. On peut imaginer que le nouveau groupe va se structurer davantage créant ainsi des organes de négociation et de pression. Le contexte change.
Les discussions de la COP28 à Dubaï risquent d’être bouleversées par ce nouvel équilibre en devenirDe façon connexe, ce changement d’équilibre dans la négociation sur le changement climatique va dans le sens des tenants de la décroissance qui considèrent que la question des émissions doit obliger les pays développés à réduire les inégalités en étant ceux qui feront l’effort le plus important pour réduire les émissions. Pour les pays développés cela peut être une source de perturbation sociale, notamment en Europe.
- Le troisième point de changement est technologique. Depuis près d’une dizaine d’années, les tensions entre les Etats-Unis et la Chine se sont accentuées portant principalement sur les questions technologiques.
La Chine au début de son rattrapage économique a bénéficié d’importants transferts de technologies lui donnant les moyens de disposer, à terme, d’un avantage face aux américains sur certaines innovations comme la 5G ou l’intelligence artificielle.
Le coup de frein de Trump sur des entreprises spécifiques a été suivi d’un coup d’arrêt américain lorsque Biden arrivant à la Maison Blanche a bloqué les contrats sur les semi-conducteurs. Cela n’a cependant pas empêché la Chine de continuer à investir. Huawei reste une entreprise redoutable en dépit de l’arrêt des transferts américains.J’évoque ce point au moment où l’Inde vient d’envoyer un engin sur la Lune sur une face non explorée jusqu’alors. Le nouveau groupe s’il se structure disposera d’une puissance technologique majeure
Là aussi si le nouveau groupe se structure, il pourrait disposer d’une technologie de premier ordre étant alors à même de définir un standard technologique différent de celui des pays développés.
Ces trois points suggèrent un équilibre géopolitique d’une autre nature avec une dimension politique sur plusieurs aspects.
Le premier est d’une certaine manière la normalisation de la Russie. Elle est intégrée désormais dans un groupe qui rassemble la moitié de la population mondiale et plus d’un tiers du PIB global.
Le second est aussi la réhabilitation de l’Iran condamné par les Etats-Unis sur la question nucléaire et soumis à des sanctions très contraignantes. C’est un choix politique fort de la Chine.
Le troisième point est que la structuration du nouveau groupe avec des institutions, au delà de la Nouvelle Banque de Développement dont le siège est à Pékin, va modifier en profondeur le rapport de force international. Le monde globalisé et coopératif a vécu.
Pour les pays occidentaux, la situation évolue rapidement.
D’abord sur le plan énergétique. La dépendance aux Brics s’accentue notamment sur les énergies fossiles mais aussi sur nombre de matières premières. La question de la transition énergétique se pose d’une façon différente. On sait que la transition doit passer par moins de consommation d’énergies fossiles mais cela peut passer par une plus grande volatilité du prix ce qui pourrait avoir un caractère déstabilisant.
L’autre point politique est que les tensions observées depuis quelques années portent sur les relations entre la Chine et les Etats-Unis.
A la lecture du discours de Xi, la Chine trouve de nouveaux alliés comprenant notamment l’Iran et renforçant l’intérêt de la Russie. Ne doutons pas que les Etats-Unis vont devoir trouver avec l’Europe un allié majeur dans cette nouvelle confrontation, ce nouveau rapport de force. Mais est ce l’intérêt de l’Europe ?