Le modèle de la mondialisation n’est plus aussi coopératif et coordonné que dans un passé récent. Les règles changent et beaucoup de partenaire, de concurrents ou d’ennemis de l’Europe s’en affranchissent.
Dès lors, l’Europe doit se redéfinir tant sur le plan économique que politique. La création d’un marché intérieur, prôné par l’ancien premier ministre italien, Enrico Letta, permet d’aller plus loin que le marché unique.
Pour rivaliser avec les Etats-Unis et la Chine et peut être l’Inde demain, l’Europe doit agir collectivement et non plus à l’échelle de chaque pays. La politique industrielle et l’Union des Marchés de Capitaux doivent permettre de résoudre l’équation posée.
Le monde change et les règles sur lesquelles celui-ci fonctionnaient sont bafouées tant par les partenaires que par les concurrents de l’Europe. Celle-ci doit-elle rester conditionnée par le monde d’avant ou intervenir dans un cadre nouveau qui est en train de se construire de façon un peu anarchique ?
Cette problématique sur l’avenir de l’Europe se retrouve dans des rapports récents ou dans des prises de parole. Les rapports de Mario Draghi ou d’Enrico Letta interrogent la dimension économique du renouveau nécessaire alors qu’Emmanuel Macron, dans son intervention à la Sorbonne du 25 avril, a une vision forcément plus politique. Ce qui ressort de ces contributions est la nécessaire construction d’une Europe plus autonome dans ses deux dimensions économique et politique. Le point de jonction mis en avant par le Président français est le secteur de la défense qu’il faut inventer sur le plan stratégique, dimension très politique avec, par exemple, une interrogation sur le rôle du nucléaire français, et une industrie européenne de défense pour ne pas dépendre des Américains.
Dans un monde en tension, la défense est-elle un produit essentiel ? La relocalisation d’industries essentielles pour l’économie, semi-conducteurs ou batteries par exemple, doit-elle aussi s’appliquer aux questions politiques ? Certainement.
Dans ce grand bouleversement et en nous concentrant sur la question économique, la contribution de l’ancien premier ministre italien Enrico Letta est éclairante sur les enjeux et défis auxquels l’Europe aura à faire face. Le constat majeur est que les institutions européennes doivent aller au-delà de ce qui existe déjà. Le principe majeur de la construction européenne est la mise en place du marché unique en 1993. Il fonctionne bien mais est un cadre institutionnel du monde d’avant, pas de celui dans lequel il faut désormais évoluer.
Enrico Letta et la nécessité d’un marché intérieur mieux construit
Le marché unique porte sur quatre libertés que sont les libertés de mouvement des hommes, des biens, des services et des capitaux. Cependant, le cadre de mise en œuvre reste national. Enrico Letta milite pour disposer d’un véritable marché intérieur. Si les Américains et les Chinois sont aussi forts, ont développé des entreprises de grande taille, des entreprises technologiques de premier rang c’est parce que la taille du marché intérieur a permis d’importantes économies d’échelle et des moyens considérables pour investir. A titre d’illustration sur la taille des entreprises, le rapport souligne que sur les 50 entreprises technologiques les plus valorisées dans le monde, seules 4 sont européennes dont une anglaise.
Sur la nécessité d’avoir un marché intérieur au sein duquel les entreprises ont la possibilité de se développer, le rapport cite les télécoms. Il y a plus de 100 opérateurs en Europe ayant chacun une dimension nationale plus qu’européenne. Un opérateur a en moyenne 5 millions de clients contre 107 millions aux US et 467 en Chine.
Pour avoir des entreprises innovantes et compétitives, les règles et les formes du marché du téléphone ne peuvent pas être locales. De leader dans ce secteur, l’Europe est devenue suiveuse et n’a plus la capacité d’imposer ses normes et ses standards. C’est aussi un des enjeux qui vaut pour de nombreux secteurs. Faute de capacités à orienter le marché, les normes technologiques échappent à l’Europe et la dépendance aux technologies étrangères, américaines ou chinoises, s’exacerbe. Cela ne veut pas dire que ce qui se passe actuellement n’est pas performant à l’échelle internationale comme le montre Orange en Afrique.
L’échelle à adopter est avant tout celle de l’Europe et non plus celle du pays. Les entreprises doivent pouvoir se déployer rapidement sur l’ensemble du territoire européen à partir de règles européennes et non locales. Il en est de même pour la politique industrielle qui ne peut avoir qu’une dimension européenne. Développer des champions nationaux aboutit à une impasse qui est celle sur laquelle nous buttons. En conséquence, les règles de concurrence par exemple doivent être calées sur la dimension européenne avant tout et non plus nationales.
Une nouvelle culture de la croissance
Le marché unique repose sur la liberté de mouvement des hommes des capitaux des biens et des services. À cela Enrico Letta ajoute la nécessité de créer un maillage sur l’innovation et la recherche pour faciliter les échanges d’idées au sein de l’espace européen. Cette idée fait forcément penser à la thèse de Joël Mokyr sur la révolution industrielle. Dans un ouvrage récent, “La culture de la croissance” publié en France en 2020, il considère que depuis les Lumières la possibilité d’échanger des idées, des innovations et des processus avait permis la mise en place des facteurs qui ont conduit à la révolution industrielle. Dans les propos de l’ancien premier ministre italien on retrouve cette problématique collective autours des idées et de la culture comme berceau de la société européenne et de sa réussite.
Tout cela signifie aussi et ainsi que la politique industrielle doit être européenne et non plus définie par chaque pays. Cette politique industrielle européenne est alors le niveau pour définir le cadre qui se transforme en raison de la transition énergétique et l’engagement vers la neutralité carbone en 2050. C’est au sein de ce cadre que la politique de défense doit être inscrite à la fois sur le plan stratégique, quel type de défense, quel rôle pour le nucléaire militaire, mais aussi sur le plan économique avec la mise en place d’une forme de planification définissant les priorités et les calendriers.
Le dernier point est la nécessité de mobiliser des capitaux pour des projets locaux. Jusqu’à présent l’Europe a une épargne abondante, en témoigne son solde de balance courante excédentaire. Mais il faut créer les conditions pour que cette épargne plutôt que d’aller aux us pour ensuite revenir acheter des entreprises européennes via des filières américaines s’investissent directement en Europe.
Il faut que l’épargne européenne s’investisse principalement en Europe. C’est le sens et l’enjeu de l’Union des Marchés de Capitaux. Dans le monde coordonné et coopératif qui prévalait, cette dimension était importante mais pas essentielle car les transferts de technologies et les soutiens politiques fonctionnaient bien. Ce n’est plus exactement pareil. Pour maitriser son destin, l’Europe doit investir massivement afin de dessiner sont propre chemin. L’Union des Marchés de Capitaux doit y contribuer largement.
Ce projet d’Enrico Letta est ambitieux. Il considère que pour conserver son indépendance l’Europe doit être capable de décider collectivement et indépendamment des préférences nationales. L’Europe prend du retard sur les Etats-Unis et est fortement bousculé par la Chine. L’enjeu posé par Enrico Letta et d’autres est de savoir si l’on doit se redresser collectivement ou en rangs dispersés. L’ancien premier ministre italien prône une dynamique collective, seule solution pour disposer d’une autonomie de décision économique et politique. Dans cette période de bouleversement, si chaque pays décide dans son coin, l’éparpillement des moyens et la divergence des résultats seront contraires aux attentes de bien être des européens.