La Commission Européenne a validé une directive sur la notion de salaire minimum décent. Il se définit comme une mesure qui permet à un salarié de vivre de son salaire mais aussi de participer à la vie sociale et culturelle. Ce n’est pas une mesure d’un salaire de subsistance. C’est aussi une mesure qui évolue dans le temps et n’est pas figée comme peuvent l’être des taux de salaire minimum fixés par les gouvernements. Cette notion que les Etats européens devront retranscrire sans qu’elle soit obligatoire dans les deux ans, à partir d’octobre 2022, a du sens aussi car l’inflation gomme rapidement le pouvoir d’achat des salariés.
* Propos tenu et édité d’une intervention lors de la Conférence annuelle d’EELA (Européen Employment Lawyers Association) le 9 juin à Bucarest.
La question des salaires est forcément posée lorsque l’économie connaît une période forte inflation. Pour les bas salaires, l’inflation élevée est une source de fragilité sociale. Un salaire trop bas permet juste une participation à la vie sociale et culturelle en période de stabilité des prix. En revanche l’inflation forte oblige à arbitrer dans les dépenses et cela coupe les activités sociales et culturelles. Le salaire ressemble alors plus à un salaire de subsistance qu’à une capacité à vivre pleinement sa vie.
La question des salaires est donc d’une forte acuité en période d’inflation. Néanmoins, à l’échelle macroéconomique cette question était posée depuis un moment. Les salaires à l’échelle européenne n’ont pas évolué comme la productivité du travail alors que ce salaire réel devrait avoir une allure cohérente avec la contribution du facteur travail à la production. Le graphe traduit cela. Cet écart suggère un rattrapage pour que l’économie européenne trouve un équilibre qui puisse s’inscrire dans la durée.
Proposition de la Commission sur un salaire minimum décent
C’est dans ce contexte qu’en 2020, la Commission Européenne a fait une proposition de salaire minimum décent. Cela permettrait un rattrapage tout en limitant les risques de pauvreté et en améliorant la solidarité européenne. Ce n’est pas la première fois que cette question est évoquée à Bruxelles mais cette fois ci elle peut avoir de l’avenir. Sans que cela soit obligatoire, les pays ont deux années pour transcrire cette directive votée en octobre 2022.
La Commission met en avant la notion de salaire minimum décent qui dans les pays anglo-saxons est connu sous le terme de Living Wage, soit le salaire qui permet de vivre décemment. Il s’agirait de définir une règle à l’échelle européenne plutôt qu’un niveau car les pays n’ont pas tous les mêmes références de niveau de prix et de salaires.
Cette notion de salaire décent n’est pas nouvelle. On la trouve déjà chez Adam Smith mais aussi chez Karl Marx. C’est alors un moyen d’émancipation de la classe ouvrière.
On la constate aussi dans le préambule du cadre fondateur de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) qui fait référence à “la garantie d’un salaire assurant des conditions d’existence convenables”. Franklin D. Roosevelt l’évoquera aussi dans son projet de mise en place d’un salaire minimum qui va au-delà du salaire de subsistance.
Comment définir un salaire décent ?
Le salaire décent peut être définie par rapport à une échelle de salaire, 60% du salaire brut médian, c’est la solution retenue par la Commission Européenne.
Il peut aussi être défini par un calcul en fonction des prix observés. Les Américains et les Britanniques ont plutôt choisi cette méthode.
Au MIT (Department of Urban Studies and Planning) ou au Royaume Uni (Living Wage Foundation), il est calculé un niveau de salaire suffisamment élevé pour satisfaire aux besoins d’un individu, d’un couple seul ou avec un ou plusieurs enfants. Le chiffre évolue ainsi en fonction des caractéristiques de l’économie.
C’est aussi pourquoi il peut exister un salaire décent pour chaque région aux US les États qui y font référence construisent leur valeur en fonction des conditions locales. En Angleterre il y a un salaire pour Londres et un autre pour le reste du Royaume Uni.
Cela traduit des différences de niveau de prix et d’e situations différentes sur l’accession à un logement.
Le taux de salaire minimum ne s’ajuste pas forcément
Quel que soit la méthode elle permet de caler le salaire aussi en référence à la dynamique du marché du travail et à l’évolution des prix à la consommation. Le salaire minimum lui n’est pas nécessairement indexé. Le taux de salaire minimum aux US est fixé depuis 2009 à 7.25 dollars. Son pouvoir d’achat n’est plus que de 5.3 dollars en 2023. C’est pourquoi 30 états l’on revalorisé jusqu’à 16.1 dollars à Washington DC.
La France indexe son salaire minimum sur l’évolution des salaires moyens mais surtout sur l’évolution de l’inflation lorsque celle-ci augmente de 2% par rapport à la dernière revalorisation. Le graphe retrace le pouvoir d’achat du taux de salaire minimum depuis juillet 2009, dernière hausse américaine). L’indice de pouvoir d’achat est, pour la France, à 126 alors qu’aux Etats-Unis il n’est que de 71.
Autrement dits, le taux de salaire minimum peut ne plus avoir de sens lorsqu’il n’est pas revalorisé au risque de pénaliser ceux qui sont rémunérés à ce taux.
Le salaire et l’emploi
Le point intéressant dans cette proposition est que la Commission ne considère plus que le salaire est un ennemi de l’emploi et que l’ajustement macroéconomique passe nécessairement et principalement par une baisse des salaires comme cela avait été mentionné après la crise financière de 2008 pour les pays souffrant d’un déficit extérieur conséquent. C’est une vue réductrice des ajustements macroéconomiques.
Les études d’ailleurs ne manquent pas pour souligner que le salaire n’est pas nécessairement l’ennemi de l’emploi (Voir David Card et Alan Krueger)
Outre l’effet rattrapage que j’ai mentionné, cette initiative est importante aujourd’hui pour 3 raisons:
- Le salaire minimum est souvent inférieur à ce niveau de salaire décent. C’est ce que j’ai illustré par le maintien du taux de salaire minimum à 7.25$ aux USA depuis juillet 2009.
- C’est aussi une mesure bienvenue dans un environnement qui est devenu inflationniste. Le salaire minimum n’a pas forcément de règle d’indexation et de fait l’inflation engendre une forte perte de pouvoir d’achat.
- Durant la pandémie, la notion d’emplois essentiels a souvent été évoquée mais sans que cela se traduise par un effet réel sur les rémunérations des salariés de cesemplois essentiels, probablement par manque de référence explicite.
Cela une conséquence majeure également qui est le partage des revenus entre les entreprises et l’Etat. Si les entreprises rémunèrent à la productivité marginale alors le complément de revenu nécessaire pour bien vivre résulte de l’action de l’Etat. C’est la critique qui était déjà faite à la fin du 19ème siècle par Beatrice et Sydney Webb.
Si on parle de Living Wage alors c’est de l’entreprises qu’il faut partir, l’obligeant à mettre en œuvre les moyens d’une productivité plus élevée. C’est un peu le fondement de ce que les économistes appellent la théorie du salaire d’efficience. C’est une sorte d’inversion de la charge de la preuve qui peut être intéressante.
La Commission Européenne s’est calée sur le cadre suivant:
- Le Living Wage serait à 60% du salaire médian brut (référence à l’Indice de Kaitz, d’Hyman Kaitz, qui a mis en avant ce type de mesure). Cette référence est sur le salaire médian plutôt que le salaire moyen, c’est plus équitable) et sur le salaire brut pour simplifier la mesure non conditionnée par la politique sociale et fiscale des Etats.
- L’autre point de la proposition de la Commission est une négociation collective des salaires. L’idée est que lorsqu’il y a une négociation collective, les risques de pauvreté sont plus limités.
Sur un plan plus large, le marché du travail, au-delà de cette proposition, change de façon importante. Le changement de l’équilibre globale et de la forme de la mondialisation va avoir un effet majeur sur la dynamique des salaires.
Dans la phase de globalisation récente, qui s’est accentué avec l’arrivée de la Chine au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce en décembre 2001, le marché du travail a perdu une partie de ses repères.
En effet, le facteur travail est peu mobile alors que le capital peut être très mobile. Cela s’est traduit à l’échelle mondiale par une course à la baisse des taux d’imposition des entreprises pour attirer les investissements et les entreprises.
La contrepartie est que les salariés se sont retrouvés pénalisés par l’élargissement du marché de l’emploi. La globalisation permettait de mettre en concurrence les marchés du travail notamment pour les personnes peu qualifiées via un déplacement du capital. C’est un argument qui a été repris par Joe Biden dans la mise en œuvre de sa nouvelle politique industrielle via l’Inflation Reduction Act.
La nouvelle configuration se traduit par une économie plus tournée vers elle-même. On parle de relocalisation des activités, de réindustrialisation, de sécurité économique ou encore d’autonomie de croissance. Les grandes zones économiques vont être davantage tournées vers elles-mêmes. Dès lors, le marché du travail devient plus local et le pouvoir de négociation des salariés va s’accroître. Cela devient cohérent avec l’initiative de la Commission Européenne et la thématique d’un salaire décent.