Le monde change et avec lui les modes d’ajustement de l’économie globale. L’inflation qui a été très faible depuis une trentaine d’années va s’inscrire à un niveau plus élevé dans la durée. L’économie se transforme, elle n’est plus celle de la globalisation à tout prix, elle devient celle de la relocalisation et de la transition énergétique. Un taux d’inflation plus fort aidera à cette transformation.
Le taux d’inflation plus important redonnera tout son rôle aux modes d’action traditionnels des banques centrales et un moindre attrait pour les achats d’actifs par les autorités monétaires. L’autre point est que l’investissement nécessaire à la transition énergétique se traduira par une demande de capitaux plus élevée. Ceci se traduira par des taux d’intérêt de long terme plus forts qui retrouveront des niveaux compatibles avec leur rôle d’allocation des ressources dans le temps.
Le monde est bouleversé. La pandémie, l’inflation, la guerre en Ukraine, la prise de conscience des questions climatiques ou encore les relations tendues entre les Etats-Unis et la Chine suggèrent que le monde de demain ne sera pas une réplique ou un prolongement du passé. Il est peu pertinent de penser que le cadre dans lequel s’inscrira l’économie mondiale pour les 5 ou 10 prochaines années soit une copie de ce qui s’est passé de la crise financière à la crise sanitaire.
Ce point à l’échelle de l’économie globale doit être étendu aux marchés financiers et notamment aux taux d’intérêt de long terme dont le profil a été baissier depuis le début des années 1980 avec la globalisation financière qui s’est installée lors de la présidence de Ronald Reagan. Cette longue période s’est achevée avec le retour de l’inflation et les politiques monétaires restrictives
Ce long mouvement de repli des taux d’intérêt de long terme a largement bénéficié au secteur bancaire et financier en revalorisant l’ensemble des actifs.
Cinq remarques:
- La longue phase de globalisation financière est concomitante à une tendance à la désinflation dans tous les pays développés. Dans de nombreuses études, ce facteur commun explique une grande partie de la baisse de l’inflation puis sa stabilité à un très bas niveau.
Tant que la globalisation est le facteur macroéconomique majeur, le risque de reprise de l’inflation était de probabilité faible.Chaque pays avait aussi intérêt a ne pas avoir de biais inflationniste pour rester compétitif. La globalisation financière a eu un rôle majeur de discipline dans les comportements de politique économique. La France est bien placée pour le savoir. - Le faible niveau des prix de l’énergie même si le prix du pétrole a fluctué avant et après la crise financière. Déflaté par les prix à la consommation, le prix du baril de Brent est au même prix qu’après le deuxième choc pétrolier, avant la longue période du contrechoc pétrolier. On constate aussi que le prix du pétrole ne s’installe jamais sur une tendance haussière permanente. La bataille entre producteurs est généralement la source de fluctuation du prix de l’or noir. C’est pour cela qu’il ne faut pas compter sur eux si l’objectif est de réduire drastiquement la consommation d’énergies fossiles. La taxe carbone sera sûrement plus efficace.
- La globalisation a eu aussi pour effet de réduire le pouvoir de négociation des salariés au sein des pays industrialisés. La menace de délocalisation des outils de production avec son pendant négatif en termes d’emplois a été une arme qui a maintenu les taux de salaire relativement bas sans pour autant empêcher le développement des emplois ailleurs et sans réduire non plus le phénomène de désindustrialisation. C’est un point développé par Joe Biden depuis sa campagne présidentielle autour du concept de “politique économique de la classe moyenne”.
- Cette mondialisation de l’économie a été une source majeure de désinflation pour les pays occidentaux. La délocalisation de la production puis son développement dans les pays émergents ont engendré une baisse de coût et des prix d’importation très compétitifs. De 2000 à 2020, la contribution moyenne du prix des biens au taux d’inflation a été proche de 0 en zone Euro et nulle aux US, il faut y voir les effets de cette délocalisation de la production.
- Les banques centrales ont été crédibles dans la gestion de l’inflation. Pour les 4 raisons évoquées ci-dessus, les pressions inflationnistes étaient limitées et lorsque l’inflation progressait vivement, en raison essentiellement de la hausse du prix du pétrole, celle-ci ne s’est jamais franchement inscrite dans la durée parce que le relai sur les salaires n’était pas marqué.Le rôle des banques centrales a donc été de créer les conditions pour que les tensions nominales n’existent pas hors effets liés a l’énergie. C’est pour cela que généralement, elles répondaient davantage aux signaux sur l’activité qu’à ceux sur les prix.
Ces facteurs ont maintenu le taux d’inflation stable et bas au sein des pays développés. Désormais ils se sont estompés pour partie.
La globalisation n’a plus exactement la même forme que dans un passé récent. La Chine n’a plus le même statut. De source d’impulsion pour l’économie mondiale, elle est devenue un sujet de méfiance. Des entreprises sont bannis dans certains pays y compris en Europe et les US ont réduit drastiquement la possibilité de faire des transferts de technologie.
La dynamique commune qui irradiait permettant une longue phase de désinflation et une allocation efficace des ressources n’est plus le facteur dominant.
On ne peut en tout cas plus faire l’hypothèse que la contribution du prix des biens, principal porteur de la désinflation, soit voisine de 0% comme cela a été le cas de 2000 à 2020.
En outre, la situation est plus complexe car la Chine reste un pays où il y a beaucoup d’assemblage de produits technologiques dont les pays développés sont très dépendants. La Chine pourrait faire le pari que la relocalisation de l’activité au sein des pays occidentaux ne sera pas aussi marquée qu’attendue dans les pays développés, en tout cas pas sur tous les produits importés. Cela lui permettrait de fixer les prix de ces produits au niveau que l’Empire du Milieu déterminera, au risque de provoquer un biais haussier sur la contribution du prix des biens pour les pays développés. C’est une dimension du rapport de force qui s’établit.
Le changement d’allure de la globalisation aura aussi une incidence sur le marché du travail. Celui-ci ne sera plus aussi large et de fait, les salariés retrouveront un pouvoir de négociation dans les discussions sur les salaires. La menace d’investir ailleurs a ainsi trouvé sa limite.
On verra aussi ce qu’il en est du comportement des banquiers centraux après l’épisode actuel d’inflation. Pourront ils conserver le même type de cible d’inflation si le taux d’inflation tendanciel est un peu plus fort. Mais alors qu’est ce que la stabilité des prix ? On peut s’attendre à une généralisation des cibles floues telle que définie par la Federal Reserve américaine qui indique un taux d’inflation moyen de 2% dans le long terme.
L’inflation ne sera plus la même
Outre ces éléments qui ont changé, l’économie est aussi bouleversé par d’autres facteurs. Le changement climatique et la transition énergétique sont un cadre nouveau dans lequel l’économie globale devra s’inscrire rapidement.
La réduction des émissions de gaz à effet de serre ne trouvera sa réalité que dans le recul de l’utilisation des énergies fossiles. Il faudra pour cela renchérir le coût d’utilisation de ces énergies. On se réjouit à court terme du repli du prix du gaz ou du pétrole pour des raisons conjoncturelles mais cela n’est pas compatible avec la transition énergétique.
Dans un papier récent, Christian de Perthuis indique ainsi que la baisse des émissions en France n’est pas compatible avec la Stratégie Bas Carbone. Depuis 1990, ces émissions ont reculé d’un quart selon un tendance de -1.8% par an. Pour être en phase avec l’atteinte de l’objectif de -55% en 2030 (par rapport à 1990) il faut passer à un recul de -5% par an pour les années qui restent. Comment le faire sans toucher au prix ?
Le prix doit augmenter pour désinciter à l’utilisation des énergies fossiles. Pour dire les choses autrement, le prix réel du pétrole a peu évolué depuis une quarantaine d’années et la part des énergies fossiles dans la consommation primaire d’énergie est relativement stable et toujours au-dessus de 80% en 2021 (dans l’attente des chiffres 2022 par BP).
Pour fixer les idées, le scénario associé à la neutralité carbone en 2050 suggère une consommation d’énergies fossiles voisine de 20% (BP Energy Outlook 2023).
Au regard des comportements actuels, la projection pour 2050 est à 59%. C’est beaucoup moins qu’actuellement mais presque trois fois supérieur au scénario de neutralité. Le prix va avoir un rôle clé dans l’évolution à venir de la consommation de gaz, de pétrole et de charbon.
L’autre point est que l’augmentation de la consommation d’énergie renouvelable va être multiplié par 4.5 en 2050 en restant dans le scénario de neutralité carbone. Elle doit passer de 14% de la consommation primaire d’énergie à 64% en 2050 pour respecter la neutralité.
Dans le même temps, la part de l’électricité dans la consommation finale d’énergie devrait passer de 21 en 2021 à 51% en 2050 (selon BP Energy Outlook 2023).
Ces données pour indiquer le revirement complet du modèle de développement et une demande associée au renouvelable et à la production d’électricité qui va bouleverser le marché des matières premières, le marché de ce qui est utile à ces évolutions. Là aussi le prix de certaines commodities va augmenter rapidement. Le niveau des prix en seront fortement affectés mais aussi leur volatilité. La transition ne sera pas un long chemin fait de tranquillité.
Par ailleurs, ce changement dans les prix des matières premières ne sera pas sans conséquences géopolitiques car les réserves de ces matières non encore transformées sont souvent localisées dans des pays qui ne sont pas ceux qui disposent actuellement des énergies fossiles qui ont fait leur richesse.
Pour l’instant l’effort est insuffisant pour se caler sur la trajectoire vertueuse.
L’ensemble de ces ajustements se fera par la volonté de chacun, par des investissements massifs mais aussi par les prix. On ne peut pas faire l’hypothèse que ces changements radicaux seront neutres sur la dynamique des prix, sinon les prix ne jouent plus de rôle dans l’ajustement macroéconomique. C’est un peu excessif.
On peut sur ce point évoquer des propos d’Alan Blinder qui, analysant l’inflation des années 1970, indiquait que la transformation nécessaire suite à la hausse du prix du pétrole et des changements structurels à l’œuvre à l’époque nécessitaient un taux d’inflation un peu plus élevé que celui associé à la stabilité des prix afin de faciliter les ajustements pour se caler sur la bonne trajectoire.
Quelle dynamique pour les taux d’intérêt de long terme ?
En tendance le taux d’inflation sera plus élevé que celui observé depuis une vingtaine ou une trentaine d’années. Cela correspond au bouleversement du monde, au changement d’équilibre. Le cadre d’une globalisation coordonnée et coopérative est en partie terminée. Les rapports de force entre grandes puissances orientent désormais les relations internationales avec une particularité qui reflète la forte dépendance économique entre les grandes régions du monde. Par le passé, une telle situation n’était pas observée car la rivalité économique ou politique n’était jamais suffisante. Ce n’est plus le cas. C’est une situation nouvelle. L’économie globale ne pourra plus être aussi bien coordonnée que par le passé.
Un taux d’inflation plus élevé en tendance devrait provoquer des taux d’intérêt de long terme plus forts dans la durée. On doit avoir à l’esprit ce qui s’est passé dans les années 60. La progression de l’inflation en raison notamment des tensions sur l’appareil productif ne s’est traduite en taux d’intérêt plus élevés qu’avec des délais. Le phénomène est symétrique lorsque l’inflation recule, le taux d’intérêt met du temps à s’ajuster à de nouvel équilibre.
Si je ne crois pas à un taux d’inflation qui s’établirait à des niveaux comparables à ceux des années 1970, il est probable qu’un taux d’inflation, pour toutes les raisons évoquées, plus haut, se traduirait par des taux d’intérêt durablement plus élevés.
Ce phénomène inflationniste est majeur pour appréhender le profil des taux d’intérêt. On peut rajouter trois autres phénomènes.
- Les banques centrales vont récupérer la gestion des taux d’intérêt de court terme. Ceux ci ne seront plus condamnés à être voisin de 0% comme cela a été le cas souvent depuis la crise financière.
La raison pour laquelle les banques centrales ont acheté sur une grande échelle des actifs c’est parce que leurs propres taux d’intérêt se heurtaient à la limite basse de 0%. Ne pouvant plus agir sur les prix, elles ont agi sur les quantités.
En retrouvant des marges de manœuvre sur les taux d’intérêt de court terme, les autorités monétaires remettent en arrière plan ces mesures non orthodoxes. Sauf choc de grande ampleur, l’attitude des banques centrales ne permettra plus de maintenir les taux d’intérêt de long terme bas dans la durée. C’est normal en raison d’une inflation plus élevée. Cela aura aussi des vertus disciplinaires sur les politiques budgétaires puisque les dettes émises ne seront plus achetés par les banques d’émission. - La croissance potentielle va être au cœur des problématiques posées au cours des prochaines années. La relocalisation et la politique industrielle qui sont les deux faces d’une même pièce ont pour objectif de redynamiser l’activité industrielle et la productivité qui y est associée. Si effectivement cette stratégie est efficace, alors la croissance potentielle sera plus forte, validant des taux d’intérêt réels plus élevés.
- Dans un propos remarqué mettant en avant l’excès d’épargne, Ben Bernanke expliquait, en 2005, le niveau bas des taux d’intérêt par ce déséquilibre entre une épargne excessive et un investissement insuffisant. Indépendamment des questions d’inflation, le taux d’intérêt réel traduit l’équilibre entre épargne et investissement.
Dans les prochaines années, le besoin d’investissement pour satisfaire à la transition énergétique va être considérable. Jean Pisany Ferri et Selma Mahfouz parlaient, dans un rapport récent, de 70 milliards par an à l’échelle de la France pour satisfaire à cet objectif.
L’investissement massif sera un facteur de hausse des taux d’intérêt de long terme.
Le taux d’intérêt réel d’équilibre sera certainement plus élevé que celui observé ces dernières années.
Le monde change, et les taux d’intérêt retrouvent un pouvoir d’allocation intertemporelle des ressources.