Christine Lagarde, la présidente de la Banque Centrale Européenne, affirme de longue date la nécessité d’adapter la politique monétaire pour prendre en compte le changement climatique. Ainsi lors d’une conférence organisée par la Banque des Règlements Internationaux (BRI), en juin 2021, se démarque-t-elle de ses collègues américain et chinois. Chacun, bien conscient de l’impact du changement climatique, indique cependant que cette thématique n’est pas dans leurs objectifs et que c’est plus généralement une question de société et dépendant de la politique générale du gouvernement.
Christine Lagarde se veut en phase avec les objectifs de la Commission Européenne. Dans le cadre du plan « Fit for 55 » l’objectif européen est, à l’horizon 2030, de réduire de 55%, par rapport à 1990, les émissions de gaz à effet de serre. L’objectif ultime est la neutralité carbone en 2050.
La BCE veut se caler sur cet objectif, considérant qu’elle dispose des leviers nécessaires pour infléchir les comportements dans la durée.
Le cadre de la politique monétaire est remis en cause
La forme de la politique monétaire a beaucoup changé depuis la crise financière de 2008/2009. Elle va être franchement bouleversé par l’intégration du changement climatique.
Dans les années 1990, le comportement des banques centrales avait été bien formalisé par John Taylor, un économiste de Stanford. Le taux d’intérêt défini par l’autorité monétaire était fonction de l’écart de l’activité à son potentiel et de l’éloignement du taux d’inflation à la cible choisie pour l’évolution des prix.
Cela fonctionnait bien mais les banques centrales avaient été débordées par la crise financière qui les a obligés à maintenir les taux à zéro pendant plusieurs années. L’instrument habituel n’était plus opérationnel. Les achats d’actifs se sont substitués à la manipulation des taux d’intérêt. La conséquence est une augmentation spectaculaire du bilan des banques centrales. Exprimés en pourcentage du PIB, le bilan de la Federal Reserve américaine et celui de la BCE ont été multipliés quasiment par 7 par rapport à l’avant crise financière.
La hausse de l’inflation a obligé les banques centrales à prendre le contrepied de ce qu’elles faisaient précédemment en devenant rapidement et fortement restrictive. En dépit des changements, les déterminants de l’action des banques centrales sont à trouver dans les évolutions du cycle économique parant, ici, les tensions ou relâchant, là, les contraintes.
L’impact du changement climatique
L’accord de Paris sur le climat définit une cible de température à la fin du siècle et un moyen pour y arriver. La cible est 1.5°C au-dessus de la moyenne préindustrielle (1850-1900) en 2100, le moyen est la neutralité carbone en 2050. Il faudra donc, en 2050, être capable de ne plus émettre, en net, de carbone dans l’atmosphère. Ce qui est émis doit alors être absorbé pour que le carbone ne s’accumule pas davantage limitant ainsi l’effet de réchauffement. C’est donc une condition nécessaire à la stabilisation de la température.
Ce cadre définit alors une trajectoire qui convergera vers la neutralité carbone et in fine vers la température qui sera viable dans la durée.
C’est ici la première interaction entre la politique monétaire et le changement climatique.
La modélisation de la politique monétaire devra se faire conditionnellement à la convergence vers la neutralité carbone. On ne pourra pas faire l’économie d’une formalisation complexe entre le chemin à suivre, dicté par le changement climatique, et les conditions du cycle économique.
Au-delà de ces éléments de formalisation, on doit aussi s’interroger sur la dynamique de l’inflation suivie dans ce cadre. La transition énergétique sera-t-elle inflationniste, est ce que les banques centrales pourront conserver leur objectif de 2% ? Il est encore trop tôt pour évoquer cette nouvelle ère puisque l’inflation de sortie de confinement n’est pas encore achevée. La transformation de l’économie sera telle que l’on ne peut pas calquer le modèle de demain sur celui d’hier.
Trois remarques supplémentaires
- Investir rapidement pour se caler sur la bonne trajectoire permettra une transition en douceur. Plus cette adaptation sera tardive, plus le chemin à parcourir sera brutal et déstabilisant pour l’économie.
- S’il y a une sorte de trajectoire optimale pour converger vers la neutralité carbone, ce n’est pas celle empruntée par les gouvernements. Dans le cadre du suivi des accords de Paris, chaque gouvernement doit définir ses engagements en phase avec l’accord signé.Cet exercice est renouvelé tous les 5 ans. Après la COP27 de Charm el-Cheick, en novembre 2022, les engagements pris par les gouvernements signataires de l’accord de Paris suggèrent, à la fin du siècle, une température de 2.7°C au-dessus de la moyenne préindustrielle. C’est bien au-dessus de l’objectif. Cela implique qu’il y aura des dynamiques de rattrapage parfois brutal pour tenter de se recaler sur la bonne route. Cela sera déstabilisant pour les économies et perturbera profondément les prises de décision par les banques centrales.
- Cette divergence illustre les difficultés auxquelles les banques centrales seront soumises. Le Network for Greening the Financial System (NGFS) définit 3 grands types de scenario : le premier dans lequel il y a une forme de coordination à l’échelle internationale pour faire face au changement climatique, un scénario désordonné sans véritable coordination et avec des retards dans les investissements et enfin un scénario dans lequel le pire devient possible. Dans leurs réflexions sur la politique monétaire, les banques centrales, et en premier lieu la BCE, devront calibrer leurs stratégies en fonction de ces trois scenarii qui ne se ressemblent pas.
La prise en charge du changement climatique ne sera pas simple d’une manière générale mais pour les banques centrales la période va être plus difficile à gérer. Le niveau tendanciel de l’inflation est mal appréhendé. Le taux cible de 2% pourra-t-il être encore pertinent dans un monde où le modèle économique est bouleversé ? De plus, les écarts constatés avec la bonne trajectoire risquent de provoquer des phases de rattrapage générant de la volatilité dans la dynamique macroéconomique et donc dans les prix.
Cette partie de la politique monétaire, la plus classique, n’est pas celle sur laquelle la BCE a mis le plus rapidement l’accent
La stabilité financière au cœur de l’action de la BCE
Dans la stratégie monétaire de la BCE, il y a aussi une dimension liée à la stabilité financière reflétant notamment son rôle de prêteur en dernier ressort. Cet objectif ne se traite pas de la même façon que celui de l’inflation mais on perçoit bien aussi le caractère déstabilisant que le changement climatique pourrait avoir sur les systèmes financiers.
L’enjeu ici porte davantage sur les actifs et la qualité qu’ils peuvent avoir dans le cadre du changement climatique. Un élément clair de la transition énergétique est la décarbonation de l’économie. Il faut réduire rapidement et fortement l’utilisation des énergies fossiles pour infléchir les émissions de gaz à effet de serre. Pour respecter le cadre de l’accord de Paris, le GIEC recommande un point haut des émissions en 2025. Il faut donc agir très vite.
Décarboner l’économie c’est à la fois favoriser les énergies renouvelables dont l’empreinte carbone est très réduite mais aussi obliger les entreprises, dans leur processus de production, à adopter des stratégies de production compatibles avec la transition énergétique. C’est aussi une discussion sur les secteurs dont l’activité est liée directement aux énergies fossiles.
Un nouveau cadre auquel il faut s’adapter
Sur ces différents aspects, l’économie globale doit s’adapter au nouvel environnement. Pour une banque centrale, l’objectif est d’intervenir le plus rapidement possible pour faciliter l’adaptation.
Ce point n’est pas anodin car il y a sur la question du climat une vision techno-optimiste qui suggère que dans un futur, pas si éloigné, une ou des technologies seront trouvées pour permettre d’absorber le carbone en excès. C’est faire l’hypothèse que tout peut toujours continuer comme avant.
Personne de raisonnable ne peut souscrire à cette idée et surtout pas les banques centrales. D’ailleurs, la BRI évoque dans la conférence mentionnée en introduction, la possibilité d’un Green Swan en référence au Black Swan qui est, sur les marchés financiers, l’irruption d’un choc systémique non anticipable. Un Green Swan serait selon la BRI plus déstabilisant car il y a, associé au choc financier, des impacts physiques résultant des évènements climatiques. En d’autres termes, le choc financier serait accompagné d’un impact physique durable résultant de la montée des océans, des dômes de chaleur ou encore des feux de grande ampleur.
L’action de la BCE
Pour l’instant, la BCE s’est penchée davantage sur la nécessaire décarbonation de l’économie et sur la problématique de la stabilité financière.
Elle dispose pour cela d’un levier considérable puisqu’elle achète des actifs depuis longtemps et sur une échelle importante. En tant qu’acteur essentiel du marché, elle a la capacité de fixer les conditions requises pour que ces actifs soient effectivement achetés par elle.
Dans un premier temps, et depuis octobre 2022, la BCE s’est concentrée sur le marché des entreprises. Dans les actifs achetés dans le cadre de ses opérations de politique monétaire, non orthodoxe, la banque achète des titres émis par les Etats, les agences, les obligations sécurisées et aussi beaucoup de titres émis par les entreprises.
En 2022, le portefeuille d’actifs d’entreprises détenu par la BCE était de 385 mds. Elle a classifié les émetteurs de 0 à 5 selon trois critères. Le premier sur la politique d’émission de gaz à effet de serre passée, le deuxième sur les engagements pris pour le futur, le troisième sur la qualité de l’information publiée dans la cadre de la décarbonation. En analysant son portefeuille, la BCE indique qu’un tiers est noté quatre, un quart est noté 3 et un cinquième est noté 5 soit la meilleure note. Plus de la moitié du portefeuille a donc une note de 4 ou de 5.
La BCE utilise, depuis octobre 2022, ces critères pour arbitrer dans ses achats d’actifs d’entreprise. Elle note que son portefeuille a désormais une proportion plus importante que le marché de titres ayant un objectif clairement défini de réduction des émissions. Son objectif est d’accentuer cette stratégie et de l’inscrire dans le temps. Pour les actifs ne respectant pas les critères retenus, la BCE peut réduire fortement ses achats ou diminuer la duration des actifs achetés pour ne pas prendre de risques dans la durée
Plusieurs questions restent posées
- La première porte sur l’élargissement des actifs retenus. Pour l’instant seuls les actifs d’entreprise sont concernés. Dans un futur proche c’est l’ensemble du portefeuille qui doit être associé à la décarbonation. Cela permettra d’infléchir les politiques des Etats notamment. Ce passage à une échelle plus large sera essentiel dans la crédibilité de l’action menée par la BCE
- La deuxième remarque, à plus court terme, est l’adéquation de cette substitution de titres avec une politique monétaire de réduction du bilan. Jusqu’à présent la BCE continuait d’acheter des titres dans le cadre de sa politique monétaire, elle pouvait donc choisir pour ses nouveaux achats mais aussi pour les réinvestissements des revenus tirés de son portefeuille. La réduction du bilan passera d’abord par un moindre réinvestissement et puis par un arrêt du réinvestissement mais aussi par un arrêt des achats d’actifs. La banque centrale devra alors opérer des arbitrages au sein de son bilan. Ce sera une opération plus complexe à mener.
- Elle pourra aussi intervenir directement sur les opérations de refinancement pour infléchir les comportements au jour le jour. Une décote pourra être appliquée sur les actifs apportés comme collatéral.
A terme, l’Eurosystème n’acceptera comme collatéral que les titres respectant la directive sur la publication d’information en matière de durabilité par les entreprises (CSRD). Cela ne s’appliquera qu’en 2026.
En guise de conclusion
La Banque Centrale Européenne veut rapidement prendre la mesure des bouleversements provoqués par le changement climatique. En étant au cœur du financement de l’économie, elle dispose d’un levier considérable et d’une capacité à être efficace.
Les autres banques centrales finiront par la copier car le changement climatique est transversal et il y a urgence à changer la donne pour maintenir le monde dans un environnement vivable. La BCE montre le chemin.