Au delà du cycle économique global qui se redresse en 2024, il est souhaitable de pouvoir visualiser les scénarios qui pourraient émerger dans les 5 à 10 années qui viennent.
Le scénario le plus probable est celui du prolongement des comportements actuels. Cependant, le prolongement ne peut aller trop loin car il n’est pas compatible avec la neutralité carbone à l’horizon 2050.
Le deuxième scénario se cale sur l’accord de Paris sur le climat et se traduit par une réduction rapide de la consommation d’énergies fossiles.
Le troisième scénario est celui d’une plus grande polarisation du monde avec une forte réduction de la coopération et des risques conflictuels.
Quel sera le scénario le plus probable ? Existe-t-il des scénarios plus optimistes permettant de retrouver de la croissance, de l’emploi et un environnement de vie soutenable ?
Au printemps 2024, le cycle de l’économie globale retrouve une allure plus rassurante. La croissance américaine est solide avec une politique budgétaire très accommodante et des flux migratoires importants qui ne contraignent pas l’ajustement de la production. L’économie chinoise est robuste en dépit d’un taux de croissance attendu plus réduit que ce qui avait été constaté par le passé. La zone Euro retrouve une allure plus favorable, notamment parce que les pays du sud tirent l’activité de la zone.
Dans le même temps, ces éléments s’accompagneront d’un taux d’inflation réduit. Autrement dit, les mois qui viennent devraient se traduire par un risque plus limité sur le plan conjoncturel. On est bien conscient que des risques politiques existants et l’arrivée d’échéances électorales en Europe et aux États-Unis pourraient brutalement agir et perturber ce bel ordonnancement.
Cependant, nous devons voir un peu plus loin.
Au-delà des risques associés au cycle économique, apparaissent des incertitudes sur la forme que prendra l’économie globale lors des prochaines années. Les deux points majeurs que sont la transition énergétique et la polarisation du monde pourraient avoir des incidences sur le profil, la cohésion et la soutenabilité de l’activité mondiale.
La transition énergétique traduit l’effort à faire pour que demain l’activité humaine ne soit pas soumise à une multiplication d’évènements climatiques déstabilisants. Le cadre doit être celui de l’accord de Paris signé lors de la COP21 en décembre 2015 et qui calibre la trajectoire du climat comme convergeant vers une température inférieure à 2 °C en comparaison avec la période préindustrielle de 1850 à 1900.
La polarisation du monde traduit les intérêts qui peuvent diverger entre les grandes régions du monde. Durant la période de globalisation, l’allocation des ressources avait été efficace, chaque pays développant son activité en fonction de ses atouts propres.
Cela s’est traduit par une répartition du travail et du capital qui a favorisé un rapide développement dans les pays émergents. Dans le même temps, les pays occidentaux ont pu maintenir un rythme d’activité satisfaisant.
Pour des raisons de concurrence technologique et de concurrence politique, ce cadre est en train de se fissurer au risque d’emporter le cadre coopératif qui avait été celui de l’économie globale depuis plus d’une vingtaine d’années.
Dans cette période trouble, chacun pense avoir plus de capacité à déterminer la bonne trajectoire, à faire les bons choix que ceux qui résultent de l’interaction des signaux de marché. Or, comme le rappelait Raghuram Rajan, récemment dans le Financial Times, les États ont toujours échoué dans ces choix, dans cette volonté de définir des champions nationaux et des trajectoires robustes.
Trois scénarios s’imposent pour dessiner le domaine des possibles
Le premier fait l’hypothèse que les comportements actuels se prolongent sans rupture majeure pour prendre en compte le changement climatique.
Le deuxième est celui pour lequel la convergence vers les objectifs de l’accord de Paris conditionne les politiques économiques
Le troisième scénario reflète une polarisation supplémentaire de l’économie globale.
Scénario 1 Le cycle engloutit par le réchauffement climatique
Le premier scénario est le prolongement de celui que l’on observe actuellement. Des engagements limités qui mènent à un réchauffement climatique excessif puisque les projections, à politique climatique inchangée, convergent vers une température au-delà de 2,5 °C soit nettement plus que l’accord de Paris.
À court terme, les repères macroéconomiques ne sont pas très différents de ceux observés par le passé. Les événements climatiques sont de plus en plus nombreux, mais sans impact durable à l’échelle macroéconomique. Les dômes de chaleur, les feux de forêts gigantesques ou l’accès à l’eau sont spectaculaires mais localisés. Leurs effets de propagation ne sont pas immédiatement perceptibles.
Des points de bascule aux effets brutaux et durables
Cependant, en 2023 sont apparus, de façon tangible, les premiers points de bascule sur le climat. Des passages qui rendent les processus climatiques irréversibles. La fonte de la banquise ou le dérèglement du Gulf Stream en sont des exemples très visibles. Dans les enquêtes, la récurrence de ces problématiques commence à préoccuper, même si tout cela paraît encore lointain dans le temps.
La multiplication de ces points de bascule se traduira par une accélération des événements climatiques avec des conséquences plus durables et perceptibles à l’échelle macroéconomique. Des mesures devront alors être prises rapidement pour, finalement, permettre d’espérer converger vers les mesures de l’accord de Paris. Cela prendra encore quelques courtes années, mais ces phénomènes vont surgir.
Les mesures ne pourront qu’être brutales, un retour à la réalité qui bouscule. L’élément clé pour imaginer se caler sur une trajectoire soutenable à moyen terme passera par la réduction rapide de la consommation d’énergies fossiles.
À l’horizon 2030, cela pourrait se traduire par une récession globale qui s’inscrirait dans le temps et un risque inflationniste important puisque les repères seront perdus. Les banques centrales abaisseraient alors rapidement les taux d’intérêt.
Quel profil pour le premier scénario ?
Dans ce premier scénario, le point de rupture vient de la multiplication des évènements climatiques et des mesures prises pour se caler sur une trajectoire tendant vers celle de l’accord de Paris. Le profil de l’activité sera d’abord haussier avant d’être contraint en raison des mesures drastiques à prendre pour limiter le risque associé au réchauffement climatique. L’inflation va prolonger la modération suivie depuis l’automne 2022. Là aussi la rupture dans 4 à 6 ans engendrera un risque inflationniste plus fort. Les taux d’intérêt suivront ce profil.
Scénario 2 Prendre la trajectoire de l’accord de Paris
Le deuxième scénario fait l’hypothèse que les mesures sont prises rapidement pour se caler sur la bonne trajectoire, celle compatible avec les accords de Paris. Cela passe par des restrictions fortes sur la consommation des énergies fossiles. Les références habituelles suggèrent que, pour converger vers la neutralité carbone, il faudrait réduire la consommation des énergies fossiles de 80 %.
Dans sa proposition récente pour 2040, la Commission Européenne souhaite réduire de 90 %, à cet horizon et relativement à 1990, les émissions carbonées. Elle y associe une baisse de la consommation d’énergies fossiles de 80 % par rapport à ce qui était consommé en 2021. (graphe)
Par ailleurs, et en dépit d’une plus grande efficacité énergétique, la dynamique de l’économie globale est toujours conditionnée par l’utilisation de ces énergies. La période de la pandémie nous le rappelle.
Dès lors, une consommation plus réduite de pétrole, de gaz et de charbon aura un impact restrictif sur l’activité. Cet effet s’inscrira dans la durée. La compensation via d’autres énergies doit s’opérer rapidement pour limiter le risque de rupture.
Cela peut être envisageable en Europe, cela l’est beaucoup moins aux États-Unis et en Chine où la part du charbon et/ou du gaz dans la production d’électricité est encore très importante. En Inde, le charbon représente encore 80 % de la production.
L’enjeu est donc la vitesse à laquelle la substitution entre les énergies pourra se faire. Plus il y aura d’investissement de ce type, plus forte sera la probabilité d’une transition douloureuse courte.
On peut anticiper, dans un premier temps, le repli de l’activité suivi d’un rebond, plus lointain, dans un cadre macroéconomique plus sain. La pente de la courbe dépendra de l’arbitrage mis en œuvre dans les investissements entre les énergies.
Le changement d’énergies redistribuera les dynamiques de l’activité par secteurs, créant d’importants bouleversements.
Des secteurs se renforceront, d’autres seront fragilisés au risque de disparaitre. La conséquence est un conflit dans la distribution de la valeur. Ce phénomène sera inflationniste. Ce ne sera pas une question de coût, mais d’accaparement de la valeur.
S’il y a une redistribution de l’activité, il y aura forcément des dynamiques conflictuelles et un risque fort d’une inflation durable. En outre, l’inflexion de la population active se traduira par un pouvoir de négociation plus fort du côtés des salariés. Les banques centrales seront accommodantes pour faire face aux bouleversements et en dépit de l’inflation plus forte. Cependant, les taux d’intérêt de long terme seront plus élevés, car l’inflation forte sera durable. Cette situation pourrait être inédite.
Quel profil pour le deuxième scénario ?
Si collectivement il est décidé de caler l’économie globale sur la trajectoire compatible avec l’accord de Paris, alors le risque, en raison d’une réduction rapide de la consommation d’énergies fossiles, est de constater une forte et durable inflexion de l’activité. L’assainissement de l’économie globale, le relâchement de sa dépendance au pétrole, au gaz et au charbon passera par cette cure d’austérité. Dans un deuxième temps, l’impact collectif sera positif. Le monde paie son impréparation à l’échéance climatique. Les décisions sont repoussées depuis trop longtemps.
Le taux d’inflation sera plus élevé que celui auquel l’économie des pays occidentaux évoluait. Le conflit dans le partage de la valeur sera au cœur de cet ajustement nominal.
Scénario 3 Un monde qui se polarise
Le troisième scénario est celui de la polarisation des économies. C’est un cadre au sein duquel, les tensions technologiques et politiques se traduiront par d’importantes pressions économiques et une allocation peu efficace des ressources. Chacun cherchera à maximiser sa propre situation au détriment du reste du monde.
Dans ce scénario, la recherche d’autonomie de la croissance incite à allouer des ressources sur cette thématique. La question de la transition énergétique ne peut pas alors être un sujet majeur en tant que tel, car il est susceptible de pénaliser la croissance et l’emploi. Dès lors, le cadre devient complexe. Avant d’être autonome, chaque région devra disposer des moyens de cette autonomie, et donc continuer à dépendre des autres régions.
Cela se traduira par la capacité d’un pays dominant à conditionner ses choix et ses aides à ceux qui feront allégeance. Récemment, il est apparu qu’en Chine, les autorités souhaitent ne plus recourir aux technologies américaines et réduire leur dépendance aux produits US. Les discussions autour des voitures électriques reposent sur la même logique : comment faire pour ne plus dépendre autant de la Chine ?
Un conseiller de Joe Biden indiquait que les USA devait avoir une approche plus stratégique et ne plus intervenir systématiquement. Dans une économie polarisée, les choix économiques deviennent conditionnés par les choix politiques au risque de réduire l’efficacité économique.
La réindustrialisation est un avatar, une conséquence de la polarisation. La pandémie a fait apparaitre une grande interdépendance mais aussi une grande dépendance au reste du monde.
Relocalisation et réindustrialisation ?
Le manque de paracétamol et de quelques produits considérés comme essentiels ont fourni les premières armes pour relocaliser ces productions qui ont fait défaut lorsqu’il y en avait un besoin urgent. La période, celle d’une grave crise sanitaire mondiale, était particulière. Cet épisode extraordinaire ne doit pas cependant rejeter tous les bienfaits des échanges qui ont jalonné le développement de l’économie mondiale depuis quasiment l’après guerre.
Or l’élément majeur perçu depuis la fin de la pandémie est la volonté des grands pays d’accentuer leur avantage industriel, pour la Chine, et de revenir dans le jeu manufacturier pour les Etats-Unis, l’Inde ou encore l’Europe.
L’idée, ici, est double. Il faut réduire la dépendance au reste du monde pour une économie qui est celle du changement climatique. Il faut reconstruire l’économie localement et sous une forme compatible avec la transition énergétique. C’est le crédo de Joe Biden et de sa stratégie de relocalisation de la production sur le sol américain. Elle est contenue dans l’Inflation Reduction Act. La fragilité de l’approche est que la question du climat n’est qu’un moyen pour relocaliser la production et réduire la dépendance au reste du monde et à la Chine en particulier.
Le deuxième point est qu’en redonnant à l’industrie la priorité de la politique économique, il est espéré de forts gains de productivité. La désindustrialisation a été un transfert des gains de productivité des pays développés vers les pays émergents. Un objectif de la politique industrielle est d’inverser la dynamique pour que les gains de productivité soient perçus localement et susceptible ainsi de créer une dynamique plus durable et plus vertueuse de l’économie.
Il y a deux risques: Le premier est que la reconquête de la chose industrielle se traduise par des surcapacités dont la traduction pourrait être la mise en place de barrières aux échanges. Le monde deviendrait alors plus protectionniste. Le deuxième risque que l’on voit notamment aux Etats-Unis est la perception que l’amélioration de la situation économique mondiale ne soit plus perçue comme le garant d’une amélioration de la situation américaine. Ce serait une sorte de sherry picking, les américains choisissant les batailles qui en vaillent la peine. Le recentrage que cela engendre pourrait provoquer une accentuation de la polarisation avec une dimension conflictuelle forte.
Quel profil pour le troisième scénario ?
C’est le scénario le plus complexe. Il ressemble au premier scénario mais se cale dessus un cadre politique non-coopératif qui pourrait se traduire par des dynamiques conflictuelles.
Dans le premier scénario, il y avait dans un premier temps une dynamique de croissance robuste. Elle était par la suite rattrapée par les effets du changement climatique. Le risque avec ce troisième scénario est que l’inflexion de l’activité arrive plus vite.
Sur la question de l’inflation, la réflexion est similaire. Modérée à court terme avant de s’accélérer un peu plus que dans le premier scénario.
Le risque de disruption n’est pas nulle dans ce scénario. La dépendance créée durant la phase de globalisation va être davantage perceptible lorsque les relations interétatiques deviendront moins coopératives et plus politiques. L’Europe ne peut plus s’appuyer sur la taille de son marché pour penser être l’abri de toute tension.
Et la technologie: ne créent elle pas des opportunités ?
La technologie est souvent pensée comme une solution possible pour éviter les effets du rattrapage associés à la dégradation de la situation climatique.
Il y a deux dimensions.
La première est celle qui permettrait à l’économie de fonctionner normalement. La captation du carbone compensant les émissions, permettant ainsi de converger vers la neutralité. A l’horizon 2030, faire reposer un scénario sur cette technologie est illusoire. D’abord parce que celle ci n’est ni aboutie ni sécurisée.
Les deux technologies (DAC et CCS) sont encore à l’échelle expérimentale et manquent de fiabilité et d’efficacité.
Ensuite parce que 2030 c’est demain et qu’il faudrait investir massivement pour que les évolutions se fassent sans rupture. Dès lors, faire l’hypothèse d’une technologie suffisante pour éviter les ruptures à l’horizon 2030 est excessif.
Le second point à mettre en avant sur la technologie est l’impact de l’Intelligence Artificielle ((IA).
Si l’on perçoit bien l’effet microéconomique que l’IA peut avoir pour chacun d’entre nous tant à titre personnel qu’à titre professionnel, il existe encore une grande incertitude sur son effet macroéconomique.
Les révolutions technologiques qui ont bouleversé notre style de vie et notre façon de travailler depuis une quarantaine d’années n’ont pas engendré de saut durable de la productivité.
Le micro-ordinateur, Internet et le téléphone portable sont autant de ruptures majeures qui ont modifié le quotidien de chacun. Pour autant, à l’échelle macroéconomique, les chocs de productivité n’ont pas été durables.
Le graphe sur la productivité américaine traduit bien cette absence de rupture. Dans la seconde partie des années 1990, il y a eu une hausse de la productivité au moment de la mise en place d’internet et des outils de communication associés. Mais si l’effet a été marquant, il n’a pas provoqué une progression durable des gains de productivité. La tendance suit toujours une allure décroissante.
Pourtant, chacune de ces trois étapes avait suscité, à leur origine, des attentes très fortes en terme de productivité.
L’IA est peut être la synthèse qui manquait, l’élément qui relie toutes les innovations du passé et engendre une synergie forte. C’est ce que l’on entend parfois de la part des thuriféraires de l’innovation technologique.
Pour l’instant, il est trop tôt pour imaginer que cette innovation majeure aura des effets macroéconomiques tangibles. Chacun prendra en compte ces nouveaux développements technologiques, le capital humain évoluera en conséquence, les investissements des entreprises s’y ajusteront, l’organisation des entreprises s’adaptera, de nouveaux types d’emplois seront créés. Cela fait parti des évolutions longues de l’économie, sera-ce une rupture ? Peut être.
Quel est le scénario le plus probable ?
Le scénario le plus probable est le premier. Les ajustements sur le climat sont sans cesse repoussés et la consommation d’énergies fossiles ne diminue pas et 2023 a été une année record sur ce plan.
Le risque est que ce scénario ne soit qu’un passage vers le troisième scénario qui serait plus conflictuel à l’échelle globale.
Le recours au scénario de la transition énergétique ne se manifestera que lorsque la multiplication des évènements climatiques forceront les gouvernements à adopter des mesures fortes et brutales pour protéger les populations. Le scénario de transition énergétique ne sera pas le premier choix car il est coûteux au moins à court terme sur la croissance, l’emploi et la popularité des gouvernements. Ce sera un choix contraint. La Commission Européenne a évalué à 7.4 points de PIB le coût de la transition à l’horizon 2040. Qui fera l’effort ?
Le dernier scénario, exacerbation du premier, aurait des conséquences délétères. Les tensions politiques constatées entre les grandes régions ne poussent pas à imaginer un retour rapide vers un environnement coopératif et pacifié.