Turbulences Macroéconomiques #16 – 26 juin 2024
Les résultats des élections européennes et les législatives attendues pour le 30 juin et le 7 juillet modifient en profondeur la perception de la société française. Les questions sociétales prennent le pas sur les questions économiques.
Pour les élections à venir, trois réflexions mises en avant:
- La première sur la polarisation de la société française qui ne se gouvernera plus au centre contrairement à ce qui était observé depuis Giscard d’Estaing.
- La deuxième porte sur les engagements de la France vis à vis de l’Europe qui sont des forces de rappel.
- La troisième porte sur la macroéconomie et s’interroge sur la nécessité de redistribuer davantage et de relancer l’économie dans le contexte de bouleversement de l’économie globale.
La dissolution de l’Assemblée Nationale est l’évènement auquel personne n’était vraiment préparé. Depuis toujours, les élections européennes étaient sans effet direct sur l’équilibre politique interne. Le résultat était un peu oublié, car à Strasbourg, les eurodéputés français sont noyés dans des groupes politiques européens, limitant ainsi leur visibilité.
Cependant, on se souviendra longtemps des élections du 9 juin 2024. La défaite du parti du président de la République s’est traduite par la dissolution de l’Assemblée Nationale. La campagne est très courte, les évènements des premiers jours avec des regroupements et des ralliements ont animé son lancement.
Désormais, les forces en présence sont connues même si les programmes manquent parfois de visibilité.
Trois réflexions sur ces élections.
La polarisation de la vie politique française
Depuis 1974, la France a été gouvernée au centre : parfois en oscillant vers la droite, parfois en penchant vers la gauche. S’il y a eu des écarts à ce rebalancement, ils n’ont été que temporaires.
On pense au début du premier mandat de François Mitterrand, après les élections du 10 mai 1981. L’écart aura duré 2 ans jusqu’au tournant de la rigueur en mars 1983. Les partis de part et d’autre de ce centre ont pu être des alliés politiques, les 4 ministres communistes en 1981, mais ils n’ont jamais, sur cette période, joué un rôle décisionnel.
On percevait depuis longtemps un étirement de ce centre. Cependant, Emmanuel Macron avait réussi à se faire élire en attirant à lui les forces politiques modérées de la droite et de la gauche, évitant ainsi un poids excessif des extrêmes.
Les choix faits par le président Macron étaient fortement conditionnés par l’économie et sa capacité à créer des emplois.
Une progression rapide de l’emploi était alors considéré comme une source d’apaisement social, probablement un facteur suffisant pour résoudre les problèmes de l’économie française et tourner celle-ci vers la prospérité. Les choix des électeurs en 2017 et en 2022 a été celui de la stabilité face au risque de rupture.
Cette fois-ci, les Français ne l’ont pas suivi sur ce chemin. Certes, la question de l’emploi n’est plus une source majeure d’incertitude (graphe en annexe), mais elle a vite été remplacée par des problématiques de la société française. Le clivage, lors des élections européennes, ne s’est pas opéré sur les questions économiques. D’ailleurs, les chiffres de l’Insee montrent que le pouvoir d’achat a progressé en dépit des crises subies soit avec la pandémie, soit avec le choc énergétique. (voir le graphe en annexe)
Le vote du 9 juin fait apparaître les questions d’identité, de laïcité, d’islam et de sécurité comme éléments principaux de clivage. Un électeur mettant en avant la sécurité et l’immigration aura un vote qui tendra vers le Rassemblement National (RN) alors qu’un vote multiculturalisme aura une forte probabilité de tendre vers La France Insoumise (LFI), le Parti Socialiste (PS) ou Europe Écologie Les Verts (EELV).
(Source: l’étude publié sur Grand Continent “Législatives 2024: 5 thèses sur une élection pivot” 19 juin 2024).
La question du pouvoir d’achat n’a pas été clivante sur cette élection. Ce n’est pas le facteur qui a conditionné les choix. Les préoccupations non économiques ont affaibli le parti présidentiel. Les difficiles adoptions de la réforme sur les retraites et la loi immigration n’ont clairement pas inversé la tendance. Ses supports de 2017 et 2022 ont migré.
Dès lors, à la lumière des élections européennes et des anticipations sur les législatives, la France ne pourra pas être gouvernée au centre au moins jusqu’en 2027 et les élections présidentielles. On peut représenter l’évolution de l’équilibre politique français à travers le schéma.
Auparavant, les forces étaient au centre de l’échiquier politique et les extrêmes n’avaient qu’une influence limitée. Dans le schéma qui prévaut désormais, les poids relatifs du centre et des extrêmes ont été inversés.
C’est en raison de cette nouvelle configuration, avec des oppositions brutales qu’elle sous-tend, que la probabilité d’une majorité absolue (289 sièges) est réduite.
Au regard des enjeux, le taux de participation sera la clé avec le risque néanmoins, qu’il n’y ait pas de majorité absolue à l’Assemblée Nationale au soir du 7 juillet. Le gouvernement ne pourrait alors que permettre le fonctionnement de l’administration sans possibilités de réformes.
La polarisation de la société française sur des questions sociétales a rattrapé l’économie qui était généralement une bonne explication des votes. C’est l’innovation de cette période électorale. L’économie avec un taux de chômage bas et d’importantes créations d’emplois n’a pas suffi. Les institutions économiques et sociales devront s’adapter à cette nouvelle donne au risque d’engendrer de l’incertitude pénalisante pour l’économie et sa transformation.
Les engagements de la France
Lors du premier mandat de François Mitterrand en 1981, le gouvernement d’alors était en rupture par rapport au gouvernement précédent.
Les lois sur les nationalisations, les lois Auroux, mais également la relance de la consommation, s’étaient traduites par une augmentation spectaculaire du déficit public, du déficit extérieur alors que le taux d’inflation restait toujours élevé.
La France était en décalage par rapport à ses principaux in partenaires au sein du tout nouveau Système Monétaire Européen. La divergence vis-à-vis de l’Allemagne et des Pays-Bas s’était traduite par une série de trois dévaluations du franc par rapport à l’écu.
Le SME définissait la parité de chaque monnaie en Écu. La monnaie fluctuait autour d’une parité centrale. C’était la réponse européenne à la fin des accords de Bretton Woods. Le SME avait démarré en mars 1979.
Après les deux chocs pétroliers des années 1970, la nouvelle donne française était très observée.
Les Américains avaient relancé leur économie avec Reagan. Pourquoi ne pas le faire en Europe et en France en particulier ?
Toutefois, après la troisième dévaluation, les observateurs se sont franchement interrogés sur la stratégie mise en œuvre. À continuer de la sorte, le risque était de miner le SME qui perdrait de sa stabilité, raison pour laquelle il avait été mis en place. La France faisait face à une forte défiance.
En France, l’opposition était effrayée et au sein du Parti Socialiste, les interrogations fusaient. Il y avait ceux qui voulaient sortir de l’Europe, carrément. Il y avait ceux souhaitant sortir du SME ce machin qui contraignait. Et, il y avait ceux, dont le Président Mitterrand qui considéraient que l’Europe était la seule voie possible. Mais, il fallait alors inscrire l’économie française dans une trajectoire compatible avec le SME et le comportement de l’Allemagne, leader monétaire du SME. C’est finalement le choix qui a été fait.
Le rattachement de la France à l’Europe a servi de force de rappel, évitant des voies trop aventureuses.
Des travaux intéressants ont été menés par l’économiste américain, Thomas Sargent, sur les périodes d’hyperinflation. La phase de dérive accélérée des prix prend fin lorsque le gouvernement, faisant face à une hyperinflation, s’engage de façon crédible et dans la durée vis-à-vis de partenaires et d’institutions étrangères
Cette question est aussi au cœur des élections législatives. Le RN souhaite passer à une Europe des nations au sein de laquelle la Commission Européenne serait davantage un exécutant de la volonté de chaque nation plutôt que l’élément moteur pour une trajectoire commune.
Du côté de la NFP, le souhait est de supprimer le pacte de stabilité et de croissance. Cet engagement suppose le respect de normes budgétaires pour éviter une divergence qui pourrait miner la stabilité de la construction monétaire européenne.
Dans les deux cas, l’objectif est de trouver une liberté que la construction des institutions européennes ne donne pas. On voit très vite aussi que cela peut drastiquement réduire la force de rappel que peut être l’Europe dans le cheminement de l’économie française.
Cette absence de force de rappel, au regard d’un passé récent avec l’exemple du Royaume Uni post Brexit, est une source de préoccupations. Chaque pays européen pris isolément ne peut peser sur la scène internationale alors que l’Europe le peut. Mais cela oblige à des engagements parfois pesant.
La question macroéconomique
La problématique macroéconomique est aussi au cœur de la campagne. Est il nécessaire de relancer maintenant l’économie via la consommation et les politiques publiques (politique de demande) ou est il plus urgent de favoriser l’adaptation de l’appareil productif français à un environnement global qui change rapidement (politique de l’offre) ?
Autrement dit, de quelle façon la France doit-elle s’inscrire dans la dynamique de l’économie globale dans laquelle elle est immergée ?
Cette dynamique a profondément changée depuis la pandémie. Le monde se polarise autour des Etats-Unis, de la Chine et de l’Europe. Dès lors, le cadre qui se dessine est moins coopératif qu’auparavant. Et même si les interdépendances sur les échanges demeurent, les orientations prises, par chacune des trois régions, ne suivent pas nécessairement des logiques cohérentes.
La rivalité économique et politique des grandes nations requiert la transformation de l’appareil productif avec le développement de nouvelles technologies, celles qui feront l’économie de demain.
Dès lors, chaque région cherche à développer ses avantages comparatifs lui garantissant ainsi un avantage durable. La nécessité de l’autonomie est au cœur de la problématique de la politique économique.
Désormais, les États-Unis, la Chine et l’Europe s’inscrivent dans des arbitrages favorisant l’industrie manufacturière soit pour en accentuer le poids, comme en Chine, soit pour réindustrialiser et relocaliser des activité comme en Europe et aux USA.
Il y a un attrait nouveau de la politique industrielle partout dans le monde. Dans cette phase de rupture, la politique économique doit inscrire les trajectoires locales de chacune des économies dans celle plus globale de l’économie mondiale.
Dans le même temps, la transition énergétique oblige à adapter et à transformer l’outil de production. Celui de demain ne ressemblera pas à celui d’hier.
Pour illustrer cette transformation, une évolution importante est celle des véhicules électriques, support de la transition énergétique. Dans ce secteur, la fonction de production est bouleversée. En Chine, le temps nécessaire pour concevoir et mettre un véhicule sur le marché est d’un an environ soit une division par quatre par rapport à un véhicule thermique. C’est aussi cette capacité à transformer l’économie qu’il faut prendre en compte.
Il faut être capable de saisir les opportunités pour faciliter les transitions. La France doit s’inscrire dans ce cadre dans lequel il faut infléchir sa trajectoire. L’économie française ne peut pas faire abstraction du monde qui l’entoure.
C’est l’option qui permettra à terme de renouer avec des gains de productivité. Une partie des pertes d’efficacité est probablement liée aux transformations en cours dans l’économie française.
Le dernier maillon de la transformation est d’inscrire l’Europe dans un cadre plus homogène. Les rapport Letta, Noyer et Draghi ont des propositions sur ce point, notamment sur l’Union des Marchés de Capitaux dont l’objectif est de créer les conditions pour que l’épargne abondante de la zone Euro se retrouve dans l’investissement nécessaire à la transformation des économies européenne et française.
Cette transformation du monde et de l’économie française a tendance à privilégier l’investissement sur la consommation. Dans les programmes du RN et du NFP, le choix est plutôt celui de la consommation avec une forte augmentation des salaires et de dépenses publiques. L’objectif est de satisfaire un besoin immédiat, qui passerait par une relance de l’économie française.
Au NFP, il y aurait un effet redistributif majeur en intervenant sur la fiscalité des revenus et du patrimoine (ISF)
Faut il redistribuer davantage ?
L’Insee fait régulièrement des analyses sur la comparaison des revenus selon le type de ménages. Dans un document récent, (Insee Analyses • n° 88 • Septembre 2023), on peut tracer le graphe suivant.
Après avoir distribué les revenus des ménages pauvres aux ménages aisés (5 classes), l’Insee calcule le revenu avant redistribution et le revenu après redistribution. Ceci est fait pour l’année 2019.
Sur le graphe, j’ai fait le ratio du revenu des ménages aisés sur le revenu des 4 autres classes de ménages. En gris, le ratio avant redistribution, en rouge celui après redistribution.
Pour les ménages pauvres dans la nomenclature de l’Insee, le ratio passe de 18 avant redistribution à 3 après celle-ci. Pour les ménages médians, ceux qui sont au milieu de la distribution des revenus le rapport passe de 4 à un peu plus de 2.
Les revenus des ménages aisés et plutôt aisés sont redistribués aux 3 autres classes de ménages. De la sorte, le revenu après redistribution est bien plus élevé pour les trois classes des revenus réduits et ils sont plus faibles pour les classes plutôt aisés et aisés. Après redistribution, le ratio est de 3 pour les ménages pauvres à 2 pour les ménages plutôt aisés.
Par ailleurs, le coefficient de Gini qui mesure les inégalités de revenus est stable dans le temps et son niveau traduit de faibles inégalités. Est il nécessaire d’aller encore plus loin ?
Est-il nécessaire de relancer ?
La hausse des salaires est actée au RN et au NFP même si les modalités sont différentes. En outre, cela s’accompagne soit d’une baisse de la TVA sur l’énergie au RN soit un blocage des prix de première nécessité au NFP.
L’idée est de soutenir les revenus des ménages et de relancer l’économie par la consommation et aussi les dépenses publiques.
Le bouclage macroéconomique développé au NFP est que l’effet multiplicateur engendrera de la croissance, de l’emploi et financera la relance. Il y a donc un côté keynésien vertueux dans le schéma.
Pourtant on peut s’interroger sur l’opportunité d’une telle relance et du déficit public associé.
D’abord parce que les indicateurs de tensions ne sont pas particulièrement déprimés. Le taux d’utilisation des capacités de production dans l’industrie n’est pas particulièrement bas et le taux d’emplois vacants est, au premier trimestre 2024, encore très élevé.
L’économie n’est certes pas dynamique, la consommation n’est pas sur une trajectoire élevée, mais il semble que s’il était souhaitable qu’elle produise davantage elle buterait sur des capacités insuffisantes ou sur une structure de production sectorielle inadéquat.
Relancer la demande dans ces conditions ne se traduira pas par une croissance durablement forte puisque très vite, notamment sur l’emploi, l’activité buterait sur l’impossibilité de produire plus par manque de capacité ou d’emplois disponibles. Cela se traduirait alors par un biais à la hausse des pressions inflationnistes et un élargissement du déficit extérieur hors énergie.
Cela ramène toujours à la nécessité d’adapter l’économie française au nouveau cadre de l’économie européenne et mondial. En outre, cette question ne résoudra pas la baisse de la productivité constatée sur l’économie française.
La France doit s’adapter aux nouvelles conditions de l’économie globale. Faire cavalier seul avait coûté très cher au début des années 1980. Peut on renouveler l’expérience alors que le cadre européen est beaucoup structurant qu’il l’était à l’époque ? Je ne crois pas.
Annexe
Les ménages sont, en juin 2024, plutôt optimistes sur l’emploi
Le pouvoir d’achat du revenu disponible a augmenté en dépit des chocs macroéconomiques.