La perception du cycle économique global oscille, depuis l’été dernier, entre une vision plutôt optimiste, qui reflèterait le retour de la croissance et la sortie de crise et une vision plus inquiète relevant les points d’achoppements invalidant ou retardant la convergence vers cette trajectoire plus vertueuse.
Pour éviter d’accentuer et d’amplifier ces changements d’anticipation en accroissant l’incertitude, les principales banques centrales sont restées neutres dans leur stratégie. Elles maintiendront dans la durée des taux d’intérêt très bas tout en en accentuant l’impact par l’usage des “guidages prospectifs” (forward guidance en anglais), ces projections de la politique monétaire mise en œuvre pour caler les anticipations des acteurs privés.
Les investisseurs passent d’un scénario à l’autre ce qui se traduit parfois par des mouvements forts sur les marchés financiers notamment sur les actifs risqués. On relève cependant un penchant vers les actifs des pays industrialisés. En conséquence, dans ces pays ou zone, les taux d’intérêt restent bas, sans velléité de remontée, et les actifs risqués sont bien valorisés. Ainsi les indicateurs de valorisation sur les marchés d’actions sont-ils élevés et les écarts de rémunérations entre obligations d’entreprises et d’Etat sont-ils très réduits. En revanche, les actifs des pays émergents ont été fragilisés. La perception du cycle global s’est orientée sur le leadership des pays industrialisés, les Etats-Unis principalement, au détriment des pays émergents a modifié les arbitrages et les incertitudes récentes l’ont amplifié.
Ces points reflétant le sentiment global toujours hésitant doivent être précisés pour mieux percevoir les enjeux immédiats sur le cycle économique. Car il y a deux niveaux d’analyse. Il y a la dichotomie entre pays industrialisés et pays émergents, il y a aussi au sein des pays industrialisés des interrogations sur leur capacité à prolonger l’expansion et permettre une sortie définitive de la crise.
Un cycle porté par les Etats-Unis
La vision plus optimiste de la conjoncture oblige à se tourner vers les Etats-Unis. C’est là-bas que la dynamique cyclique apparait la plus avancée et la plus autonome. L’endettement des ménages à l’origine de la crise se réduit 2008/2009 (selon les mesures). De la sorte à la fin de l’année 2013, le ratio endettement sur PIB des ménages est plus faible que celui de l’Etat et que celui des entreprises. La source de la crise américaine s’est estompée redonnant des marges de manœuvre aux ménages. Cela s’observe notamment sur la deuxième partie de l’année 2013 par une progression plus soutenue de la consommation.
En d’autres termes, le choc subi par l’économie américaine s’est amorti, les politiques mises en œuvre ont permis d’éviter les ruptures et désormais la croissance retrouve une trajectoire portée par la demande interne. Cette configuration autonome de la croissance est habituelle outre-Atlantique et c’est ce qui rassure.
Cela ne signifie pas pour autant que tous les risques aient disparu. Ainsi même si l’endettement global des ménages s’est infléchi, parce que la dette hypothécaire continue de se contracter, on note que le crédit à la consommation est reparti à la hausse. Cela soutient les dépenses et compense la progression réduite des revenus et notamment des revenus salariaux. Cette situation est préoccupante car le rapport du crédit à la consommation au revenu des ménages est au plus haut en janvier 2014 (sur les données mensuelles depuis janvier 1959). S’il n’y a pas de reprise plus forte des revenus on peut voir une limite au cycle américain.
Il n’empêche que cette amélioration a favorisé la reprise du commerce mondial depuis l’été. C’est aussi un soutien pour l’Asie qui est fragilisé par le changement de stratégie de la Chine.
Des interrogations sur la Chine
A court terme, cette question va au-delà du rééquilibrage du mode de croissance de la Chine. Il y a une véritable interrogation sur la dynamique conjoncturelle de l’Empire du Milieu. Au-delà des effets de début d’année liés au Nouvel An, les questions sont posées quant à la façon dont l’expansion pourrait reprendre de l’ampleur. Les supports monétaires notamment qui avaient été observés dans un passé récent ne sont plus aussi clairs. La Banque Centrale de Chine a annoncé une libéralisation progressive de ses taux d’intérêt (à l’horizon 2016) et un assouplissement dans la gestion de sa monnaie avec l’élargissement des marges de fluctuation du yuan. Par ailleurs, l’endettement interne et externe déjà très fort limite la capacité de relance de l’économie.
Cette fragilité conjoncturelle de la Chine s’observe sur la trajectoire baissière des matières premières industrielles et notamment des métaux comme le cuivre. Il y a une inquiétude sur la situation chinoise qui même si elle a une croissance de l’ordre de 7-7.5% semble en difficulté pour maitriser son développement. En outre cette situation réduit davantage l’impulsion que provoquait, encore récemment, l’économie chinoise sur le commerce mondial et sur la conjoncture des pays émergents.
L’équation chinoise est complexe. La croissance est plus fragile en raison des déséquilibres interne et externe alors que la régulation financière se modifie en profondeur. On notera d’ailleurs sur ce point que le premier ministre a accepté récemment qu’il y ait des faillites d’entreprise et que cela fasse partie du mode de fonctionnement de l’économie chinoise.
A ce stade, il peut y avoir de multiples trajectoires possibles pour les mois et les années qui viennent. D’autant que le changement de mode d’intervention des autorités accroit l’incertitude. La dépréciation récente de la monnaie chinoise et l’élargissement de ses bandes de fluctuations accroissent l’incertitude. La trajectoire de la monnaie chinoise devient plus incertaine, limitant ainsi le carry-trade. Cela met les investisseurs dans une position plus inconfortable mais réduit aussi les flux de capitaux à court terme pour l’économie chinoise.
On peut imaginer le maintien d’une croissance forte en Chine, parce que le commerce mondial est désormais plus robuste et que la Chine puisse en profiter. On peut aussi anticiper que l’excès de dette interne soit pénalisant pour la croissance, provoquant une longue période de croissance au-dessous du potentiel.
Les deux scénarii ont du sens. Le premier nécessite une croissance forte et durable aux Etats-Unis. Cela permettrait de réduire les excès de capacité dans certaines industries. Le deuxième scénario peut s’observer notamment avec la conjonction d’une croissance globale limitée et des déséquilibres financiers difficiles à redresser. C’est cet équilibre multiple qui crée l’incertitude et le doute.
La situation de l’économie chinoise crée une inquiétude sur les pays émergents. Ceux-ci avaient depuis le début des années 2000 un support fort de croissance. Le ralentissement chinois depuis 2012 a engendré une fragilité qui a été comblée notamment par un endettement supplémentaire. Il y a donc une situation économique plus fragile pour certains émergents pour lesquels la croissance limitée, la chute des matières premières et la hausse de l’endettement externe devient une équation franchement difficile à résoudre. En outre comme cela a pu être observé au Brésil et en Inde les autorités monétaires sont prêtes à durcir le ton en matière monétaire pour lutter contre l’inflation même si c’est au coût d’une croissance plus fragile.
Un équilibre à trouver avec une composante géopolitique renouvelée
En d’autres termes, l’économie globale, qui avait bénéficié du dynamisme chinois depuis le début des années 2000, converge vers un nouvel équilibre davantage centré sur les pays industrialisés et notamment les Etats-Unis. Dès lors, au-delà des effets conjoncturels évoqués plus haut, les Etats-Unis auront-ils la capacité à renouveler leur dynamique productive ou seront-ils condamnés à une longue période de croissance réduite afin de réduire leur endettement global? (l’endettement des agents non financiers est stable à environ 250% du PIB depuis 2009). Cette question a été posée récemment par Lawrence Summers qui a été Secrétaire d’Etat au Trésor américain dans l’administration Clinton. Si cela était le cas et en liaison avec les perspectives limitées de la Chine, l’économie mondiale manquerait de leader. On ne pourrait pas exclure une période d’instabilité globale. Cela modifierait profondément les rapports de force entre pays.
Une troisième interrogation générale a été posée avec les évolutions géopolitiques récentes en Europe centrale. La question autour de l’Ukraine a remis au centre des interrogations celles liées à l’équilibre des relations entre les pays. C’est une autre composante qui conditionne la façon dont l’économie mondiale va évoluer au cours des prochains mois. Le référendum sur la Crimée va-t-il provoquer des réactions rapides et fortes des pays occidentaux? Le fait de voir la Russie entrer en conflit avec un pays dont la composante européenne est forte et ancienne va-t-il provoquer davantage de réactions de la part des européens. L’impact sur le marché énergétique et notamment celui du gaz pourrait être décisif.
Ce nouvel équilibre entre les USA, la Chine et la composante géopolitique n’a pas encore été trouvé. Les enjeux et les tensions sont plus diverses. On notera néanmoins que dans la façon dont cet équilibre se construit, l’Europe n’est plus au premier plan.
Des interrogations de court terme dans les pays industrialisés
A ce schéma global se rajoutent soit une composante immédiate, conjoncturelle, soit une composante régionale qui fragilisent la reprise.
Aux Etats-Unis
A court terme, des interrogations demeurent sur la conjoncture des Etats-Unis. La longue période de froid a pénalisé l’activité des mois de janvier et février. Sera-ce un choc sans persistance? Est-ce que l’économie va revenir spontanément sur sa trajectoire antérieure, ou est-ce que ce sera plus long qu’imaginé à se dessiner? Le profil évoqué en première partie est celui qui semble le plus probable mais à court terme des interrogations demeurent. Mon sentiment est que la reprise est robuste outre-Atlantique.
Au Japon
Il y a aussi des incertitudes au Japon. Le taux d’inflation ne s’accélère plus et la composition de la croissance suggère qu’à la fin de l’année 2013 la demande interne s’est infléchie. La sortie de la déflation s’est faite dans un contexte qui n’a pas profité aux japonais. Pour eux la hausse trop réduite des salaires n’a pas compensé l’accélération de l’inflation. Le ménage japonais qui avait été un support fort pour Shinzo Abe lors de son élection de décembre 2012 est moins optimiste désormais et sa perception de l’environnement est quasiment revenue au niveau pré-élection de décembre 2012. Dans ce cadre la hausse de la TVA attendue et programmée pour le 1er avril crée une incertitude supplémentaire. L’absence de réformes structurelles permettant de compenser le vieillissement de la population et ce choc spécifique ne permettront pas une croissance aussi forte qu’imaginée.
En Europe
La situation est complexe aussi en Europe. Si la croissance redémarre au Royaume Uni, elle reste très modeste en zone Euro. De ce fait la contribution des européens à la croissance mondiale n’est pas capable d’accentuer l’amélioration constatée outre-Atlantique. En d’autres termes, du fait de la fragilité de son marché intérieur, l’économie de la zone Euro reste conditionnée largement par ce qui se passe dans le reste du monde. Si effectivement la croissance américaine est solide, les européens en profiteront.
Ils n’ont pas la capacité à développer leur demande interne et de disposer ainsi d’une croissance plus autonome. Cela est la conséquence des déséquilibres construits avant la crise. Cette faiblesse de la demande interne se traduit par un taux d’inflation très faible et un risque fort de déflation dans certains pays. Il y a deux points à souligner. Le premier est le mode d’ajustement de l’économie de la zone Euro. Le renforcement souhaité par chacun de sa compétitivité crée une pression à la baisse des coûts et des prix. Le second point est l’absence de réaction de la Banque Centrale Européenne. En opérant de la sorte, elle renforce la valeur de l’Euro vis-à-vis des autres monnaies, accentuant à la fois les pressions déflationnistes et les pressions compétitives entre les pays de la zone.
Avec une monnaie chère, la zone Euro accentue ses difficultés à vendre à l’extérieur et oblige les pays de la zone à se confronter davantage. La déflation va rapidement poser des questions sur la soutenabilité de la dette tant pour les acteurs privés que pour les acteurs publics. La situation interne à la zone Euro n’est pas encore suffisamment stable pour imaginer une trajectoire soutenable de la dette publique notamment pour de nombreux pays. Il faudrait importer de l’inflation et favoriser la demande interne pour parvenir à stabiliser la dette publique, la BCE va en sens inverse.
Conclusion
Ce qui ressort de ces différents éléments est toujours une grande hétérogénéité. La dynamique finalement assez lisse de la période d’avant crise ne prévaut plus. Cela implique la recherche d’une plus grande autonomie de croissance dans chaque région du monde. L’économie est globalisée mais chaque pays, chaque région va souhaiter se développer avec une plus grande latitude. C’est ce double étage qui caractérise l’économie mondiale. Les produits, les services sont globalisés mais il y a une recherche de développement local qui va s’accentuer afin de faire face aux questions liées à l’emploi surtout si la croissance globale reste sur une trajectoire limitée. Il y aura donc forcément des épisodes de guerre des monnaies, un pays souhaitant trouver rapidement une solution à ces problèmes. On ne peut dès lors exclure des effets de contagion qui pourraient être déstabilisants.
L’économie globale devient multipolaire. La dimension géopolitique va prendre davantage d’ampleur en raison de l’enjeu de l’énergie dont les producteurs sont souvent des compagnies publiques. Ils seront les acteurs majeurs des prochaines années.