Contribution que j’ai eu le plaisir d’écrire avec Olivier de Larouzière
La politique de taux d’intérêt très bas pendant très longtemps doit permettre la convergence vers une allure plus normale de l’économie de la zone Euro. La croissance doit être plus élevée afin de distribuer des revenus supplémentaires et de créer des emplois et le taux d’inflation converger vers la cible de 2% de la Banque Centrale Européenne. Le moyen est de créer une impulsion sur l’activité par des taux d’intérêt très réduits et une monnaie dépréciée. En accentuant ainsi la préférence pour le présent, la BCE veut limiter les transferts dans le temps. Une telle opération engendre un coût de transaction annulant a priori le rendement du placement. Dès lors la richesse n’est pas transférée dans le temps et peut être dépensée éventuellement et alimenter la demande. En outre des taux d’intérêt très bas obligent à diversifier les investissements vers des actifs plus rémunérateurs parce que plus risqués.
Ce scénario, maintenant est consensuel et se traduit dans les prévisions par une hausse de l’activité significative en rupture avec la stagnation constatée depuis le premier trimestre 2011 au sein de la zone Euro. A l’horizon 2017 la croissance de la zone devrait être voisine de 2% voire un peu plus et le taux d’inflation devrait progressivement converger vers l’objectif de 2%. L’économie serait enfin revenue sur une trajectoire susceptible de s’inscrire dans un cycle économique plus vertueux.
Une dynamique qui n’est pas sans incertitude
Il existe cependant des zones d’ombre dans ce scénario.
Une des raisons pour lesquelles la BCE a mis en œuvre cette stratégie est le risque de déflation. L’évolution des prix est négative depuis le mois de décembre en zone euro et l’évolution des prix hors énergie et produits alimentaires ralentit en tendance. Elle n’est que de 0.6% en mars, bien loin des 2% correspondant à la stabilité des prix. Ce qui est préoccupant ici est que cette situation sur les prix se traduit par des baisses de salaires nominaux et de fait par un comportement plus attentiste. Le fil rouge pour la BCE est donc l’évolution des prix. Si la reprise n’est pas suffisamment forte, les anticipations d’inflation ne vont pas se renforcer et les entreprises n’auront toujours pas de capacité à fixer leurs prix.
Le risque est donc que l’inflation ne reprenne pas et reste durablement proche de 0%.
Si le taux d’inflation est à 0%, alors la BCE doit maintenir son taux d’intérêt à 0% et continuer sa politique de quantitative easing. C’est ce que Mario Draghi a évoqué le 22 janvier lorsqu’il indiquait que les achats d’actifs se poursuivraient au-delà de septembre 2016 si l’inflation ne se calait pas sur une trajectoire convergeant vers 2%. Dès lors se pose, de façon plus accentuée, le risque d’instabilité financière. L’absence de reprise de l’inflation et les montants de liquidités qui s’accumulent peuvent engendrer de l’instabilité. Les autorités devront alors mettre en œuvre des mesures de régulation prudentielle.
Si le taux d’inflation est à 0% alors si le taux d’intérêt de la BCE reste à 0, cela engendre un taux d’intérêt réel de 0%. Cela n’est pas très incitatif pour investir. Le modèle de référence suggère la convergence vers un taux d’inflation de 2% ce qui se traduirait par un taux d’intérêt réel qui tendrait vers -2% créant effectivement des incitations à investir. En l’absence d’inflation, le cycle économique aura certainement une moins belle allure que celle attendue dans le scénario central.
Cela obligerait les autorités budgétaires à mettre en œuvre une stratégie plus ambitieuse pour faciliter effectivement l’allocation de ressources. La dette publique ne coûtant pas en raison des taux d’intérêt, son montant augmenterait alors de façon significative. La politique budgétaire serait plus active et devrait être ciblée pour gagner en efficacité. Ce serait cependant un bouleversement par rapport aux évolutions et aux engagements pris depuis 2011.
Un risque de crédibilité si l’inflation s’accélère trop vite
L’absence d’inflation serait pénalisante et obligerait à repenser l’ensemble de la stratégie. Mais on peut aussi imaginer une accélération brutale de celle-ci. Quelle devrait être la stratégie de la BCE? Devrait-elle changer immédiatement de politique monétaire comme cela avait été fait à deux reprises en 2011 ou selon une analyse plus fine devrait-elle maintenir sa stratégie si le mouvement haussier n’est lié qu’à un facteur temporaire comme le pétrole? En 2011 la hausse du pétrole et de l’inflation avait provoqué le durcissement de la politique monétaire à deux reprises. Ce n’était pas souhaitable et ne le serait pas dans un cas identique. Le vrai souci serait une hausse de l’inflation sous-jacente. Que deviendrait la crédibilité acquise par la BCE? Devrait-elle arrêter immédiatement son opération d’achat d’actifs?
La convergence des taux d’intérêt alimente la demande interne
Un autre cas est celui qui ferait le parallèle avant la période de 2007. Les taux d’intérêt étaient quasiment similaires dans tous les pays de la zone euro et cela avait engendré une dynamique très déséquilibrée de la demande interne. L’Allemagne ne contribuait alors que peu à la croissance de la demande interne et accumulait des excédents sur ses partenaires européens qui eux voyaient leur demande interne dopée par les bas taux d’intérêt. Cette situation est une des composantes de la longue crise observée depuis 2007. L’intervention de la BCE fait baisser et progressivement converger les taux d’intérêt des pays de la zone? Peut-on imaginer une situation proche de celle d’avant crise? Je ne crois pas à une situation de ce type car l’Allemagne semble pousser davantage sa demande interne et parce que dans les pays les plus touchés par l’austérité, la demande interne reste encore très réduite. L’objectif doit être de renforcer globalement la demande interne.
Quelle hypothèse sur les Etats-Unis?
En élargissant ce cadre, on note qu’il est fait implicitement l’hypothèse que les taux d’intérêt américains ne seront jamais en rupture avec ceux de la zone Euro. Ils pourraient augmenter si la Fed le décide mais sans s’éloigner de façon excessive de leur position actuelle.
Si parce que progressivement on se rend compte que la croissance potentielle est beaucoup plus forte aux USA qu’en Europe, les politiques monétaires deviendraient plus hétérogènes. Serait-il possible d’avoir dans la durée des trajectoires de taux d’intérêt hétérogènes? Probablement pas.
Sur cet aspect, la zone euro n’est pas dans la situation du Japon. Là-bas la dette publique est détenue localement, ce n’est pas le cas de la dette de la zone euro. Il faudrait donc imaginer des forces qui tirent les taux d’intérêt de la zone euro vers le haut forçant alors la main de la BCE. Si l’on était dans un cycle “normal” cela ne créerait pas d’ambiguïtés. Cependant aujourd’hui compte tenu de la faible croissance de la zone euro et de la faiblesse de son investissement on ne peut pas exclure une divergence durable avec les USA. Faudra-t-il alors accommoder la politique de la BCE en raison de celle de la Fed? Ou d’autres mesures doivent-elles être envisagées pour permettre à la BCE de maintenir cette stratégie qui parait actuellement la plus raisonnable? La question porte alors sur la fluidité des marchés de capitaux et la cohérence de celle-ci avec des trajectoires divergentes.
La BCE intervient massivement désormais
L’objectif du QE de la BCE n’est pas uniquement de faire baisser les taux mais il est aussi de permettre d’acheter des obligations que des investisseurs vendraient au profit d’actifs plus risqués, favorisant ainsi la réduction de la fragmentation financière et la relance du crédit.
Néanmoins, les variations de taux de ces derniers mois ont été importantes. La première annonce formelle d’achats potentiels de dettes souveraines par la BCE remonte au 5 décembre. Le taux à 10 ans allemand était alors de 0.80% et le taux espagnol de 1.85%. Au 3 avril, les taux à 10 ans étaient de 0.20% en Allemagne et 1.25% pour l’Espagne, soit un écart inchangé sur la période étudiée. Ainsi, l’impact depuis l’annonce semble fort sur les niveaux absolus !
Une baisse effective des taux d’intérêt
Le taux 10 ans Allemand a baissé régulièrement jusqu’à début Mars, atteignant 0.40%; un mouvement tout à fait semblable à celui de son homologue américain, donc étroitement lié à la dégradation de données économiques et à la possibilité que la Réserve Fédérale remonte ses taux plus tard en 2015 et d’un montant plus réduit que ce qui était attendu. Nos modèles de taux d’équilibre, qui ne comportent aucune donnée de QE, suggèrent actuellement un taux 10 ans allemand autour de 0.50% pour les mois à venir, donc proche de ce niveau atteint début mars. L’impact du QE sur le taux allemand correspondrait au passage de 0.40% à 0.20%, niveau actuel. La baisse du taux allemand s’est poursuivie avec le début effectif des opérations de QE souverain et surtout le 6 mars avec l’annonce du niveau de taux dépôt (-0.20%) en-dessous duquel aucun achat de titre ne serait fait. Début mars, le taux allemand à 6 ans était déjà négatif et les opérateurs ont anticipé que cette annonce réduisait fortement le stock de titres disponibles aux achats de la BCE, entrainant ainsi une forte surperformance des maturités longues, donc un aplatissement de la courbe des taux.
Impact sur les dettes périphériques
Sur les dettes périphériques, les variations de taux se sont déroulées de manière quasi symétrique en comparaison aux taux allemands. L’écart de taux 10 ans Espagne-Allemagne s’est fortement réduit entre début décembre et début mars, de -0.25%, et a augmenté d’autant par la suite. Dès l’annonce de décembre, les investisseurs ont acheté ces dettes par anticipation du programme, ce qui a entrainé une surperformance de celles-ci. Néanmoins, le premier trimestre est habituellement riche en nouvelles émissions et les états espagnol et italien ont profité d’un appétit des investisseurs renforcé par les annonces de QE pour émettre des maturités particulièrement longues. En Italie, par exemple, la maturité moyenne des obligations émises depuis le début de l’année est de 16 ans, soit le double de la durée de vie résiduelle des titres existants sur le marché secondaire. De plus, la BCE s’est imposée une période de non-achat autour des dates d’émissions primaires. Enfin, les négociations tendues entre l’Etat Grec et la Troïka avec la possibilité d’un défaut de la Grèce début Avril ont freiné certains acheteurs de dettes périphériques. Ainsi, ces dettes ont nettement sous-performé celles des pays Core récemment, malgré les achats du QE.
D’un point de vue opérationnel, à l’issue du premier mois de QE, la BCE a acheté le montant annoncé initialement, environ 60mds€ dont 47mds€ de dettes souveraines. Les opérations d’achats ont été très nombreuses, souvent pour des montants peu importants afin de limiter l’impact. Les maturités moyennes des achats de dettes souveraines réalisés en Mars sont assez hétérogènes : autour de 7 ans pour les pays de l’Est ayant peu de dettes, autour de 8 ans pour les pays Core, 9 ans pour l’Italie, 11 ans pour le Portugal et 11.66 ans pour l’Espagne !
La BCE n’est pas la seule à acheter.
Lorsqu’on regarde les flux hebdomadaires sur les ETF d’emprunts d’Etats de la Zone Euro, le segment de maturité 3-10 ans et le segment 10 ans et plus ont reçu des flux équivalents à 500mn€. Même chose sur les emprunts indexés, où les flux n’ont jamais été aussi élevés (dans notre échantillon d’ETFs).
La nature des acheteurs n’est pas connue mais plusieurs investisseurs domestiques ont communiqué sur le fait qu’ils ne vendraient pas de titres à la BCE. Ils sont en effet pris en ciseau entre des réglementations (Bâle 3, Solvency 2) qui les contraint à rester sur des actifs de bonne qualité (dettes souveraines principalement) et une BCE qui cherche à les dissuader de rester sur de tels actifs. De manière naturelle, les premiers vendeurs de titres obligataires seront les investisseurs non-domestiques pour lesquels la Zone Euro est une diversification parmi d’autres. Ils seront d’autant plus motivés à vendre que l’impact du QE a été et restera un fort mouvement de dépréciation de la devise Euro.
La BCE ne souhaitait pas impacter fortement et rapidement les taux mais, au contraire, prouver qu’elle allait respecter le programme annoncé et que le stock de dette permettait cela. Il est en effet essentiel pour la BCE d’avoir toute la crédibilité après l’annonce d’un tel programme. C’est dans la durée que les impacts vont apparaitre plus nettement, possiblement pour les dettes Core vers des taux encore plus négatifs et très certainement pour les dettes périphériques avec une reprise de la convergence vers les taux des dettes des pays Core.
Conclusion
La zone Euro s’est engagée dans une politique monétaire non orthodoxe d’une ampleur considérable car les montants achetés vont au-delà des émissions faites par les Etats. L’engagement de la BCE à maintenir cette stratégie est aujourd’hui sans faille et se traduit déjà par des mouvements baissiers forts sur l’ensemble des taux d’intérêt. L’interrogation majeure est celle de la durée. Le scénario économique sera-t-il respecté et l’économie convergera-t-elle vers la normalité espérée? Et l’environnement international restera-t-il aussi favorable à la zone euro qu’il l’est actuellement? La stratégie de la BCE pour redonner une allure plus robuste à la zone Euro ne fait que commencer.